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[Thomas Becket]
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Saint Thomas Becket
Thomas Becket ou Thomas de
Londres comme on l'appelait alors, naquit probablement en 1118 dans une famille
de la bourgeoisie londonienne qui connut des revers de fortune. Le soutien d'un
de ses parents lui permit de faire de brillantes études à Paris. Il entra au
service de l'archevêque Thibaud de Cantorbéry qui lui fit faire d'intéressants
voyages à Rome (1151-1153) et aux écoles de Bologne et d'Auxerre où l'on
formait des juristes. Finalement il se lia avec le futur Henri Il Plantagenêt, qui, un an après
son accession au trône d'Angleterre, le nomma chancelier d'Angleterre, après
que l'archevêque l'eut nommé archidiacre de Cantorbéry. Thomas, fastueux ministre, seconda
efficacement Henri II dans son œuvre générale de restauration monarchique après
les troubles du règne d'Etienne de Blois
(1135-1154). L'Eglise d'Angleterre avait profité de cette période de faiblesse
pour sortir de la sujétion où la tenait jadis la monarchie normande, pour
conquérir ses « libertés » que le Roi entendait réprimer. Croyant
trouver un auxiliaire docile en son chancelier, Henri II nomma Thomas
archevêque de Cantorbéry (mai 1162),
réunissant entre les mêmes mains la chancellerie et une province ecclésiastique
qui comprenait dix-sept des dix-neuf diocèses anglais. Thomas qui avait
reçu en deux jours l'ordination sacerdotale et le sacre épiscopal, abandonna sa
charge séculière, changea sa vie du tout au tout et se voua sans réserve à la
défense des droits de l'Eglise. Lorsqu'en janvier 1164 Henri II voulut imposer
à l'Eglise les Constitutions de Clarendon qui prétendaient revenir aux
anciennes coutumes du royaume contre le droit canon, Thomas Becket en fut un
adversaire résolu. Après de multiples péripéties juridiques où
l'archevêque-primat fut trahi par ses confrères d'York et de Londres, il dut
s'exiler en France où il demeura six ans (1164-1170), notamment à l'abbaye
cistercienne de Pontigny où il s'imposa l'observance monastique. Lorsqu'il
rentra dans sa patrie après une paix boiteuse conclue à Fréteval dans le Maine
(22 juillet 1170), les difficultés recommencèrent d'autant plus qu'avant de
s'embarquer il avait frappé de suspense tous ses suffragants plus ou moins
coupables de rébellion contre lui (1° décembre 1170). Une phrase ambiguë d'Henri II (« N'y
aura-t-il donc personne pour me débarrasser de ce clerc outrecuidant ? ») amena
quatre chevaliers normands à assassiner l'archevêque dans sa cathédrale le 29 décembre 1170. Dans la nuit de Noël 1170, après avoir célébré la
messe, Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, monta en
chaire et, en termes formels, prédit qu'il
serait bientôt massacré par les impies ; puis, comme l'auditoire se récriait,
il invectiva vivement ceux qui mettaient la division entre le Roi et le Pasteur
et les excommunia « comme les pestes du genre humain et les ennemis du bien
public. » Le lendemain de la fête des saints Innocents, vers onze heures du
matin, quatre personnages vinrent le menacer chez lui et lui dirent que sa
résistance lui coûterait la vie ; il répondit avec douceur et fermeté : «Je
ne fuirai pas, j'attendrai avec joie le coup de la mort, je suis prêt à la
recevoir », et montrant sa tête, il ajouta : « c'est là que vous me
frapperez ». Après dîner il était à l'église pour les vêpres, les quatre assassins forcèrent
l'entrée du cloître et comme les moines cherchaient à les empêcher d'entrer
dans l'église, l'archevêque dit : « Il ne faut pas garder le temple
de Dieu comme on garde une forteresse ; nous ne triompherons pas de nos ennemis
en combattant, mais en souffrant. Pour moi, je
suis prêt à être sacrifié pour la cause de l'Eglise dont je défends les droits.
» Les quatre assassins entrèrent
donc dans l'église en criant : « Où est Thomas Becket ? Où est ce traître au Roi et à I'Etat ? Où
est l'Archevêque ? » L'archevêque
se présenta : « Me voici ! Non pas traître à l'Etat, mais prêtre de Jésus-Christ.
» Les assassins lui crièrent : « Sauve-toi, autrement tu es mort ! » Thomas
répondit : «Je n'ai garde de fuir ; tout ce que je demande, c'est de donner
mon âme pour celles en faveur desquelles mon Sauveur a donné tout son sang.
Cependant, je vous défends, de la part de Dieu tout-puissant, de maltraiter qui
que ce soit des miens. » Ne pouvant arriver à le traîner dehors, les quatre
assassins le frappèrent dans l'église : «Je meurs volontiers pour le nom de
Jésus et la défense de l'Eglise. » Thomas Becket triompha dans sa mort. Ce qu'il n'avait
pu obtenir par l'effort de sa vie, il le réalisa par son martyre. Le peuple le
vénéra aussitôt comme un saint, et le pape
Alexandre III frappa Henri II, compromis dans ce meurtre, d'interdit personnel
; pour obtenir son pardon, le Roi dut faire un pèlerinage humiliant au
tombeau de Thomas Becket et se soumettre à la pénitence publique de la
flagellation (21 mai 1172). Des miracles ayant attesté la glorification de Thomas
Becket, Alexandre III le canonisa le 21 février 1173. Toujours est-il que la
châsse du martyr devint le but d'un des pèlerinages les plus célèbres de la Chrétienté.En 1538,
Henri VIII se donna le ridicule de procéder à la « décanonisation »
de saint Thomas Becket.
PANÉGYRIQUE DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY (A) par Bossuet évêque de Meaux In morte mirabilia operatus est. Il a fait des choses
merveilleuses dans sa mort. Eccli., XLVIII, 15. Les mystères de Jésus-Christ sont
une chute continuelle; et tant qu'il a vu
devant soi quelque nouvelle bassesse, il n'a jamais cessé de descendre. Il se compare lui-même dans son
Evangile à un grain de froment qui
tombe (1); et en effet, il est allé toujours tombant, premièrement du ciel en la terre, de son trône dans une crèche : de là par plusieurs degrés il est tombé
jusqu'à l'ignominie du supplice,
jusqu'à l'obscurité du tombeau, jusqu'à la profondeur de l'enfer. Mais
comme il ne pouvait tomber plus bas, c'était
là aussi le terme fatal de ses chutes mystérieuses; et ce cours d'abaissements étant rempli, c'est de là
qu'il a commencé de se relever couronné d'honneur et de gloire. Ce que notre Chef a fait une fois en sa personne
sacrée, tous les jours il l'accomplit dans
ses membres, et le martyr que nous honorons
nous en est un illustre exemple. Saint Thomas, archevêque de Cantorbéry,
s'étant trouvé engagé pour les intérêts de l'Eglise dans de longs et fâcheux démêlés avec un grand roi, avec Henri
II, roi d'Angleterre, on l'a vu tomber peu à peu de la faveur à la disgrâce, de la disgrâce au bannissement, du
bannissement à une espèce de proscription, et enfin à une mort violente.
Mais C'est une loi établie, que
l'Eglise ne peut jouir d'aucun avantage qui ne lui coûte la mort de ses enfants, et que pour
affermir ses droits,
il faut qu'elle répande du sang. Son Epoux l'a rachetée par le sang qu'il a
versé pour elle, et il veut qu'elle achète par un prix semblable les grâces qu'il
lui accorde. C'est par le sang des martyrs
qu'elle a étendu ses conquêtes bien au delà de l'empire romain ; son sang lui a procuré, et la paix dont elle a joui sous les
empereurs chrétiens, et la victoire qu'elle a remportée sur les empereurs
infidèles. Il parait donc qu'elle devait du sang à l'affermissement de son
autorité, comme elle en avait donné à l'établissement
de sa doctrine; et ainsi la discipline, aussi bien que la foi de
l'Eglise, a dû avoir des martyrs. C'est pour cette cause, Messieurs,
que votre glorieux patron a donné sa vie. Nous avons honoré ces derniers jours le premier martyr de la foi : aujourd'hui
nous célébrons le triomphe du premier
martyr de la discipline ; et afin que tout le monde comprenne combien ce martyre a été semblable à ceux que nous
ont fait voir les anciennes persécutions, je m'attacherai à vous montrer que la
mort de notre saint archevêque a
opéré les mêmes merveilles dans la
cause de la discipline, que celle des autres martyrs a autrefois opérées
lorsqu'il s'agissait de la croyance. En effet pour ne pas vous laisser
longtemps en suspens, comme les martyrs
qui ont combattu pour la foi, ont affermi par le témoignage
de leur sang cette foi que les tyrans voulaient abolir, calmé par leur patience la haine publique qu'on
voulait exciter contre eux en les traitant comme des scélérats, confirmé
par leur constance invincible les fidèles
qu'on avait dessein d'effrayer par le
terrible spectacle de tant de supplices; en sorte que profitant des persécutions, ils les ont fait servir contre
leur nature à l'établissement de leur
foi, à la conversion de leurs ennemis, à l'instruction et à l'affermissement de leurs frères : ainsi vous verrez bientôt, chrétiens, que des effets tout semblables
ont suivi la mort du grand archevêque
de Cantorbéry ; et la suite de cet entretien vous fera paraître que le sang de ce nouveau martyr de la discipline
a affermi l'autorité ecclésiastique qui était violemment opprimée, que sa mort a converti les coeurs indociles
des ennemis de la discipline de
l'Eglise, enfin qu'elle a échauffé le zèle de ceux qui sont préposés pour en être les défenseurs. Voilà ce que j'ai dessein de vous faire entendre dans les trois
parties de ce discours. PREMIER
POINT. ' Pour bien entendre le sujet des fameux combats du
grand saint Thomas de
Cantorbéry pour l'honneur de l'Église et du sacerdoce, il faut considérer avant
toutes choses quelques vérités importantes qui regardent l'état de l'Église : ce qu'elle est, ce qui
lui est dû et ce
qu'elle doit ; quels droits elle a sur la terre, et quels moyens lui sont donnés pour s'y
maintenir. . Je sais que cette matière est fort étendue et pleine de
questions épineuses : mais comme la décision de ces doutes dépend d'un ou deux principes,
j'espère qu'en
laissant un grand embarras de difficultés fort enveloppées, je pourrai vous dire en peu de
paroles ce qui est essentiel et fondamental, et absolument nécessaire pour connaître l'état
de la cause pour
laquelle saint Thomas a donné sa vie. J'avance donc deux vérités qui expliquent
parfaitement, si je ne me trompe, l'état de l'Eglise sur la terre. Je dis qu'elle y est
comme une étrangère, et qu'elle y est
toutefois revêtue d'un caractère royal par la souveraineté
toute divine et toute spirituelle qu'elle y exerce. Ces deux vérités
éclaircies nous donneront par ordre la résolution des difficultés que j'ai
proposées. Et premièrement l'Eglise est dans
le monde comme une étrangère : cette qualité fait sa gloire. Elle montre sa dignité et son
origine céleste, lorsqu'elle dédaigne d'habiter la terre : elle ne s'y arrête donc pas, mais elle y
passe; elle ne s'y habitue pas, mais elle y voyage. Ce qu'elle appréhende le plus, c'est
que ses enfants s'y
naturalisent, et qu'ils ne fassent leur principal établissement où ils ne doivent avoir qu'un lieu de passage.
Mais nous comprendrons plus facilement cette
qualité d'étrangère, si nous faisons
en un mot la comparaison de l'Église de Jésus-Christ avec Il n'y a personne qui n'ait
remarqué que les Livres sacrés de Moïse, outre les préceptes de religion, sont pleins de
lois politiques et
qui regardent le gouvernement d'un État. Ce sage législateur ordonne du commerce et de
la police, des successions et des héritages, de la justice et de la guerre, et enfin de toutes les choses qui peuvent maintenir un empire. Mais le Prince
du nouveau peuple, le Législateur de
l'Église a pris une conduite opposée. Il laisse faire aux princes du
monde l'établissement des lois politiques;
et toutes celles qu'il nous donne et qui sont écrites dans son Évangile, ne regardent que la vie future. D'où
vient cette différence entre l'ancien et le nouveau peuple, si ce n'est
que Cette vérité étant supposée, si
vous me demandez, chrétiens, quels sont
les droits de l'Eglise, qu'attendez-vous que je vous réponde, sinon qu'elle a
sans doute de grands avantages et des prétentions
glorieuses ; mais que celui dont elle attend tout ayant dit que son royaume n'est pas de ce monde (3), tout
le droit qu'elle peut avoir
d'elle-même sur la terre, c'est qu'on lui laisse pour ainsi dire passer son chemin et achever son voyage
en paix? Tellement que rien ne lui
convient mieux, à elle et à ses enfants, que ces mots de Tertullien : « Toute notre affaire en ce monde , c'est d'en sortir au plus tôt : » Nihil nostrà refert in hoc ævo , nisi de eo quam
celeriter excedere(4). Mais
peut-être que vous
penserez que je représente l'Église comme une étrangère trop faible , et que je la laisse sans
autorité et sans
fonction sur la terre, enfin trop nue et trop désarmée au milieu de tant de puissances
ennemies de sa doctrine ou jalouses de sa grandeur. Non, mes Frères, il n'en est pas ainsi.
Elle ne voyage pas
sans sujet dans ce monde : elle y est envoyée par un ordre suprême, pour y recueillir les enfants de Dieu
et rassembler ses élus dispersés aux quatre
vents. Elle a charge de les tirer du
monde; mais il faut qu'elle les vienne chercher dans le monde : et en attendant, chrétiens, qu'elle les présente à
Dieu, maintenant qu'elle voyage avec
eux et qu'elle les tient sous son aile, n'est-il pas juste qu'elle les
gouverne, qu'elle dirige leurs pas incertains et qu'elle conduise leur
pèlerinage? C'est pourquoi elle a sa puissance; elle a ses lois et sa police
spirituelle ; elle a ses ministres et
ses magistrats, par lesquels elle exerce, dit Tertullien, « une divine censure contre tous les crimes : » Exhortationes,
castigationes et censura
divina(5). Malheur à ceux qui la troublent,
ou qui se mêlent
dans cette céleste administration, ou qui osent en usurper la moindre partie. C'est
une injustice inouïe de vouloir profiter
des dépouilles de cette Épouse du Roi des rois, à cause seulement qu'elle est étrangère et qu'elle n'est pas armée. Son Dieu
prendra en main sa querelle, et sera un rude vengeur contre ceux qui oseront porter leurs mains sacrilèges sur l'arche
de son alliance.
Mais laissons ces réflexions et avançons dans notre sujet. Jusqu'ici l'Église n’à aucun droit qui relève de la
puissance des hommes, elle ne tient rien que
de son Époux. Mais les rois du monde ont fait leur devoir; et pendant
que cette illustre étrangère voyageait dans
leurs États, ils lui ont accordé de grands privilèges, ils ont signalé leur zèle envers elle par des
présents magnifiques. Elle n'est pas
ingrate de leurs bienfaits, elle les publie par toute la terre. Mais elle ne
craint point de leur dire que parmi leurs plus grandes libéralités, ils reçoivent plus qu'ils
ne donnent; et enfin,
pour nous expliquer nettement, qu'il y a plus de justice que de grâce dans les privilèges qu'ils lui accordent. Car pour ne pas raconter ici les avantages
spirituels que l'Église leur communique, pouvaient-ils refuser de lui faire part de
quelques honneurs de
leur royaume, qu'elle prend tant de soin de leur conserver? Ils règnent sur les corps par la
force, et peut-être sur les cœurs par
l'inclination ou par les bienfaits. L'Église leur a ouvert une place plus sûre et plus vénérable : elle leur a
fait un trône dans les consciences,
en présence et sous les yeux de Dieu même : elle a fait un des articles de sa foi de la sûreté de leurs personnes sacrées, et une partie de sa religion de
l'obéissance qui leur est due. Elle va étouffer dans le fond des cœurs, non seulement
les premières pensées de rébellion, mais
encore les moindres murmures; et pour
ôter tout prétexte de soulèvement contre les puissances légitimes, elle a enseigné constamment, et par sa doctrine et par ses exemples, qu'il en faut tout souffrir
jusqu'à l'injustice, par laquelle s'exerce secrètement la justice même de Dieu.
Après des services si importuns, si on lui accorde des privilèges,
n'est-ce pas une récompense qui lui est bien due? Et les possédant à
ce titre, peut-on concevoir le dessein de les lui ravir sans une extrême
injustice? Cependant Henri second, roi
d'Angleterre, se déclare l'ennemi dé l'Église. Il l'attaque au spirituel et au temporel, en
ce qu'elle tient de
Dieu et en ce qu'elle tient des hommes : il usurpe ouvertement sa puissance. 11 met la
main dans son trésor, qui enferme la subsistance des pauvres. Il flétrit l'honneur de ses
ministres par
l'abrogation de leurs privilèges, et opprime leur liberté par des lois qui lui sont contraires.
Prince téméraire et mal avisé, que ne peut-il découvrir de loin les renversements étranges que fera un jour dans son État le
mépris de l'autorité ecclésiastique, et
les excès inouïs où les peuples seront emportés, quand ils auront secoué ce joug nécessaire ? Mais rien ne peut arrêter ses emportements. Les mauvais conseils ont prévalu, et c'est en vain que l'on s'y oppose : il a tout fait fléchir à sa volonté, et
il n'y a plus que le saint archevêque de Cantorbéry qu'il n'a pu encore ni corrompre
par ses caresses, ni abattre par ses menaces. A la vérité il met sa constance à
des épreuves bien dures. Qu'on le dépouille, qu'on le déshonore, qu'on le
bannisse, il s'en réjouit : mais pourquoi ruiner les siens? C'est ce qui lui perce le cœur. Il n'y a rien de plus insensible, ni
de plus sensible tout à la fois que la charité véritable. Insensible à ses propres maux, et en
cela directement contraire à
l'amour-propre, elle a une extrême sensibilité
pour les maux des autres. Aussi le grand Apôtre très peu touché de tout ce qui le regardait, disait aux
fidèles : « J'ai appris à me contenter
de l'état où je me trouve : je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans
l'abondance; j'ai été instruit en toutes choses et en toutes rencontres à être bien traité et à souffrir la faim,
à être dans l'abondance et à être dans l'indigence : » Scio et humiliari, scio et abundare; ubique et in omnibus
institutus sum, et satiari et esurire , et
abundare et penuriam pati(6). Ét cependant
cet homme tout céleste, si indifférent, si dur pour lui-même, ressent le contre-coup de tous les maux, de toutes
les peines que peul, souffrir le
moindre des fidèles. « Qui est faible, s'écrie-t-il, sans que je le sois
avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? » Quis infirmatur, et ego non infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non uror?(7) Sa tendresse pour ses frères est si grande qu'il
ne peut les voir
dans les larmes et dans l’affliction, qu'il n'en soit pénétré d'une vive douleur : «.
Que faites-vous de pleurer ainsi et de me briser le cœur? » Quid facitis flentes et affligentes cor (B) meum? C'est en vain que vous me fendez
le cœur par vos larmes : « car pour moi je suis tout prêt de souffrir non-seulement les chaînes, mais la mort même pour
le nom du Seigneur Jésus : » Ego enim non solum alligari, sed et mori paratus sum(8). Ce cœur
de diamant, qui
semble défier le ciel, et la terre, et l'enfer de l'émouvoir, peut souffrir la mort
et les plus dures extrémités ; il ne peut souffrir les larmes de ses frères. Combien a dû
être touché saint
Thomas de voir les siens affligés et persécutés à son occasion! Il se souvient de Jésus,
qui n'est pas plutôt né qu'il attire des persécutions à ses pareils, qui sont contraints de
quitter leur maison
pour l'amour de lui. Il a reçu sa loi d'en haut, et ne peut rien faire pour les siens, sinon de leur souhaiter
qu'ayant part aux persécutions ils aient part à la grâce. Le prophète Zacharie semble avoir voulu nous
représenter l'immuable et éternelle concorde
qui doit être entre l'empire et le sacerdoce. « Celui-là, dit-il parlant du
prince, sera revêtu de gloire, il sera assis et dominera sur son trône ;
et le pontife sera aussi sur son trône, et il y aura un conseil de paix entre
ces deux : » ipse portabit gloriam, et
sedebit, et dominabitur super solio suo; et
erit sacerdos super solio suo, et consilium pacis erit inter illos duos(9). Vous voyez que la gloire, et l'éclat, et l'autorité
dominante sont dans le trône royal.
Mais quoique le Fils de Dieu ait enseigné à ses ministres qu'ils ne doivent pas dominer à la manière du monde, le sacerdoce néanmoins ne laisse pas
d'avoir son trône. Car le prophète en
établit deux ; il reconnaît deux puissances qui sont, comme vous voyez, plutôt unies que subordonnées: Consilium pacis inter illos(10); et le
genre humain se repose à l'ombre de cette concorde. Saint Thomas a souvent représenté
au roi d'Angleterre par des lettres
pleines d'une force, d'une douceur et d'une modestie apostolique, que ces
puissances doivent concourir et se prêter la main mutuellement, et non se regarder avec jalousie, puisqu'elles ont des fins si diverses qu'elles ne peuvent se choquer
sans quitter leur route et sortir de leurs limites. Il soutient ces
charitables avertissements avec toute
l'autorité que pouvait donner non seulement
la sainteté de son caractère, mais la sainteté de sa vie, qui était
l'exemple et l'admiration de tout l'univers. Notre France l'avait connue,
puisque lorsqu'il fut exilé, elle lui avait ouvert les bras ; et le roi Louis VII témoin
oculaire des vertus apostoliques de ce
grand homme, a toujours constamment favorisé,
et sa personne et la cause qu'il défendait, par toutes sortes de bons
offices. Rendons ici témoignage à l'incomparable piété de nos monarques
très-chrétiens. Comme ils ont vu que Jésus-Christ ne règne pas si son Église
n'est autorisée, leur propre autorité ne
leur a pas été plus chère que l'autorité de l'Eglise. Cette puissance royale, qui doit
donner le branle dans les autres choses, n'a jamais jugé indigne d'elle de ne faire que
seconder dans les
affaires spirituelles; et un roi de France, empereur, n'a pas cru se rabaisser, lorsque
écrivant aux évêques, il les assure de sa protection dans les
fonctions de leur ministère, afin, dit ce
grand roi, que notre puissance royale servant, comme il est convenable, à ce que demande votre autorité, vous
puissiez exécuter vos décrets : Ut nostro auxilio suffulti, quod vestra
auctoritas
exposcit , famulante ut decet potestate nostrà, per ficere valeatis (11). Telles sont les maximes saintes et durables de la
monarchie très-chrétienne, et plût à Dieu
que le roi d'Angleterre eût suivi les sentiments et imité les exemples
de ses augustes voisins? Saint Thomas ne se
verrait pas réduit à la dure nécessité de s'opposer à son prince. Mais
comme ce monarque se rend inflexible, l'Église opprimée est contrainte de
recourir aux derniers efforts. Vous attendez
peut-être des foudres et des anathèmes. Mais quoique Henri les eût mérités, Thomas, aussi modéré que
vigoureux, ne fulmine pas aisément contre une tête royale. Voici ces derniers
efforts dont je veux parler : le saint archevêque offre à Dieu sa vie ; et sachant que l'Eglise n'est jamais plus
forte que lorsqu'elle parle par la
voix du sang, il revient d'un long exil avec un esprit de martyr, préparé aux
violences d'un roi implacable et de toute sa Cour irritée. Saint Ambroise a remarqué (12) dès son temps que les
hommes apostoliques, qui entreprennent d'un
grand courage les œuvres de piété et
la censure des vices, sont assez souvent traversés par des raisons politiques. Car comme
les pécheurs ne peuvent souffrir ceux qui viennent les troubler dans leur faux repos, et comme le monde n'a rien tant à cœur
que de voir l'Église sans force et la piété sans défense, il se plaît de lui opposer ce qu'il a de plus redoutable, c'est-à-dire
le nom de César et les intérêts de l'Etat. Ainsi quand Néhémie relevait les
tours abattues et les murailles
désolées de Jérusalem, les ministres du roi de Perse publiaient partout qu'il méditait
un dessein de rébellion(13); et comme le moindre soupçon d'infidélité attire des
difficultés infinies, ils tâchaient de ralentir l'ardeur de son zèle par cette
vaine terreur. Quoique le saint
archevêque n'élevât ni des tours ni des forteresses, et qu'il songeât seulement
à réparer les ruines d'une Jérusalem spirituelle, toutefois il fut exposé aux
mêmes reproches. Henri déjà prévenu et irrité
par les faux rapports, témoigna avec une aigreur extrême que la vie de ce prélat
lui était à charge. Que de mains furent armées contre lui par cette
parole ! Chrétiens, soyez attentifs : s'il
y eut jamais un martyre qui ressembla
parfaitement à un sacrifice, c'est celui que je dois vous représenter. Voyez
les préparatifs : l'évêque est à l'église avec son clergé, et ils sont déjà revêtus. Il ne faut pas chercher bien loin la victime : le saint pontife est préparé, et
c'est la victime que Dieu a choisie. Ainsi tout est prêt pour le
sacrifice, et je vois entrer dans l'église
ceux qui doivent donner le coup. Le saint homme va au-devant d'eux à l'imitation de Jésus-Christ; et pour imiter en tout ce divin modèle, il défend à son clergé
toute résistance, et se contente de
demander sûreté pour les siens. «Si c'est moi que vous cherchez, laissez, dit Jésus, retirer ceux-ci
»(14) Ces choses étant accomplies et l'heure du sacrifice étant
arrivée, voyez comme saint Thomas en commence la cérémonie. Victime et pontife
tout ensemble, il présente sa tête et fait
sa prière. Voici les voeux solennels
et les paroles mystiques de ce sacrifice : Et ego pro Deo mori paratus sum, et pro assertione justitiae , et pro
Ecclesiae libertate, dummodô
effusione sanguinis mei pacem et libertatem consequatur
: « Je suis prêt à mourir, dit-il, pour la cause de Dieu et de son Église ; et toute la
grâce que je demande, c'est que mon sang lui rende la paix et la liberté qu'on lui veut ravir. » Il se prosterne devant Dieu ; et comme dans le
sacrifice solennel nous appelons les Saints pour être nos intercesseurs, il
n'omet pas une partie si considérable de cette cérémonie sacrée : il appelle les saints martyrs et la sainte Vierge au secours de
l'Église opprimée; il ne parle que de l'Église ; il n'a que l'Église dans le cœur
et dans la bouche ; et abattu par le
coup, sa langue froide et inanimée semble encore nommer l'Eglise. Mais voici un nouveau spectacle.
Après qu'on a dépouillé le saint martyr, on découvre un autre martyre non moins admirable, qui est le martyre de sa pénitence, un cilice
affreux tout plein de vermine. Ah! ne
méprisons point cette peinture, et ne craignons
point de remuer ces ordures si précieuses. Ce cilice lui perce la peau, et il est si attaché à sa peau,
qu'il semble qu'il soit une autre peau autour de son corps. On voit que
ce Saint a été martyr durant tout le cours
de sa vie; et on ne s'étonne plus de ce
qu'il est mort avec tant de force, mais de ce qu'il a pu vivre au milieu de telles souffrances. Ô digne défenseur de
l'Église ! Voilà les hommes qui méritent de parler pour elle, et de
combattre pour ses intérêts : aussi sa victoire est-elle assurée. Les lois qui l'oppriment vont être abolies; et ce que le saint
archevêque n'a pas obtenu vivant, il l'accomplira par sa mort. Le Ciel se déclare manifestement.
Pendant que les politiques raffinent et raisonnent à leur mode, Dieu parle par
des miracles si visibles et si fréquents, que les rois mêmes et les plus grands
rois; oui, mes
Frères, nos rois très-chrétiens passent les mers pour aller honorer ses saintes reliques. Louis le
Jeune va en personne
lui demander la guérison de son fils aîné, attaqué d'une maladie mortelle. Nous devons Philippe-Auguste au
grand saint Thomas, nous lui devons saint
Louis, nous lui devons tous nos rois
et toute la famille royale qu'il a sauvée dans sa tige. Voyez, mes
Frères, quels défenseurs trouve l'Eglise dans sa faiblesse, et combien elle a
raison de dire avec l'Apôtre : Cùm infirmor, tunc potens sum(15). . Ce sont ces bienheureuses
faiblesses qui lui donnent cet invincible secours, et qui arment en sa faveur les plus valeureux soldats et les plus puissants
conquérants du monde, je veux dire les saints martyrs. Quiconque ne ménage pas l'autorité de l'Eglise, qu'il craigne ce sang précieux des
martyrs, qui la consacre
et qui la protège. Pour avoir violé ses droits, Henri est mal assuré dans son
trône ; sa couronne est ébranlée sur sa tête, son sceptre ne tient pas dans ses mains. Dieu permet que tous ses voisins se liguent, que tous ses sujets se
révoltent et oublient leur devoir,
que son propre fils oublie sa naissance et se mette à la tête de ses
ennemis. Déjà la vengeance du Ciel commence à le presser de toutes parts ; mais c'est une vengeance miséricordieuse, qui ne l'abat que pour le rendre humble, et
pour faire d'un roi pécheur un roi
pénitent : c'est la seconde merveille qu'a opérée la mort du saint archevêque : In morte mirabilia operatus est. SECOND POINT. Dans ce démêlé célèbre où les
intérêts de l'Église ont engagé saint Thomas contre un grand monarque, je me sens obligé
de vous avertir qu'il
ne lui a pas résisté en rebelle et dans un esprit de faction : il a joint la fermeté
avec le respect. S'il a toujours songé qu'il était évêque, il n'a jamais oublié qu'il était
sujet ; et la
charité pastorale animait de telle sorte toute sa conduite, qu'il ne s'est opposé au pécheur que dans le dessein de
sauver le roi. Il ne doit pas être nouveau aux
chrétiens d'avoir à se défendre des
grands de la terre, et c'est une des premières leçons que Jésus-Christ a
données à ses saints apôtres. Mais encore que cette instruction nous prépare
principalement contre les rois infidèles, plusieurs
exemples illustres, et entre autres celui du grand saint Thomas, nous font voir assez clairement que
l'Église a souvent besoin de rappeler toute sa vigueur au milieu de sa
paix et de son triomphe. Combien ces
occasions sont fortes et dangereuses, vous le comprendrez aisément, si vous me permettez, chrétiens, de vous représenter comme en deux tableaux les deux
temps et les deux états du
christianisme : l'Empire ennemi de l'Église, et l'Empire réconcilié avec
l'Église. Durant le temps de l'inimitié, il
y avait entre l’un et l’autre une entière séparation. L'Église n'avait que le ciel, et l'Empire n'avait que la terre : les
charges, les dignités, les magistratures, c'est ce qui selon le langage de l'Église s'appelait le
siècle auquel elle
obligeait ses enfants de renoncer. C'était une espèce de désertion que d'aspirer aux honneurs du
monde, et les sages ne pensaient pas qu'un chrétien de la bonne marque pût devenir
magistrat. Quand cela fut permis à
certaines conditions au premier concile d'Arles dans les premières années du
grand Constantin, les termes mêmes de la
permission marquaient toujours quelque répugnance : Ad præsidatum prosilire(16), par un mot qui
voulait dire qu'on s'égarait hors des
bornes, qu'on s'échappait, qu'on sortait des lignes. Ce n'est pas que les fidèles ne sussent que les puissances de l'État étaient légitimes , puisque même
saint Paul leur avait appris qu'elles étaient ordonnées de Dieu (17). Mais
dans cette première ferveur l'Église
respirait tellement le Ciel, qu'elle ne voulait rien voir dans les siens qui ne
fût céleste ; et elle était encore
tellement remplie de la simplicité presque rustique de ses saints et divins
pêcheurs, qu'elle ne pouvait accoutumer ses yeux à la pompe et aux
grandeurs de la terre. Il faut vous dire, Messieurs,
l'opinion qu'on avait en ce temps-là des empereurs sur le sujet de la religion. On ne
considérait pas
seulement qu'ils étaient ennemis de l'Église, mais Tertullien a bien osé dire qu'ils n'étaient
pas capables d'y être reçus ; vous allez
être étonnés de la liberté de cette parole :«Les Césars, dit-il, seraient chrétiens, si le siècle qui nous
persécute se pouvait passer des
Césars, ou s'ils pouvaient être Césars et chrétiens tout ensemble : » Caesares credidissent super Christo,
si aut Caesares non essent saeculo necessarii , aut si et christiani
potuissent esse et Cæsares(18).
Voilà, direz-vous, de ces
excès de Tertullien. Eh quoi
donc ! n'avons-nous pas vu les Césars obéir enfin à l'Evangile, et abaisser leur majesté au pied de la croix
? Il est vrai, mais il faut savoir
distinguer les temps. Durant les temps des combats qui devaient
engendrer les martyrs, les Césars étaient nécessaires
au siècle, le parti contraire à l'Église les devait avoir à sa tête ; et
Tertullien a raison de dire que le nom d'Empereur
et de César, qui selon les
occultes dispositions de Mais après la paix de I'Eglise,
après que l'Empire s'est uni avec elle, les choses peu à peu ont été changées. Comme le
monde a paru ami, les fidèles n'ont plus
refusé ses présents. Ces chrétiens sauvages et durs, qui ne pouvaient s'apprivoiser avec Dans cet état du christianisme,
s'il arrive qu'un roi chrétien, comme Henri d'Angleterre, entreprenne contre
l'Église, ne faudra-t-il
pas pour lui résister une résolution extraordinaire? Combien a désiré notre saint prélat,
puisqu'il plaisait à Dieu qu'il souffrît persécution pour la justice, que Dieu lui envoyât un Néron ou quelque monstre
semblable pour persécuteur? Il n'eût pas eu à combattre tant de fortes considérations qui le retenaient contre un roi enfant de l'Église, son maître, son
bienfaiteur, dont il avait été le
premier ministre. De plus, un ennemi déclaré, à qui le prétexte du nom chrétien n'aurait pas donné le moyen
de tromper les évêques par de belles
apparences, aurait-il pu détacher tous ses
frères les évêques pour le laisser seul et abandonné dans la défense de
la bonne cause? Voici donc une nouvelle espèce de persécution, qui s'élève
contre saint Thomas; persécution formidable,
à qui la puissance royale donne de la force, à qui la profession du christianisme donne le moyen d'employer la
ruse. N'est-ce pas en de pareilles rencontres que la justice a besoin d'être soutenue avec toute la vigueur ecclésiastique? D'autant plus qu'il ne suffit pas de
résister seulement à ce roi superbe, mais il faut encore tâcher de l'abattre, mais de l'abattre
pour son salut par l'humilité de la
pénitence. Notre
saint évêque n'ignore pas qu'il n'est rien de plus utile aux pécheurs que de trouver
des obstacles à leurs desseins criminels. Il ne cède donc pas à l'iniquité sous
prétexte qu'elle est armée et soutenue d'une
main royale : au contraire lui voyant prendre son cours d'un lieu éminent d'où elle peut se répandre avec plus
de force, il se croit plus obligé de s'élever contre, comme une digue que l'on élève à mesure que l'on voit les ondes
enflées. Ainsi le désir de sauver le
roi l'oblige à lui résister de toute sa force. Mais que dis-je, de toute sa
force? Est-il donc permis à un sujet d'avoir de la force contre son prince; et pensant en faire un généreux, n'en ferons-nous point un rebelle? Non, mes Frères,
ne craignez rien, ni de la conduite de saint Thomas, ni de la simplicité
de mes expressions. Selon le langage ecclésiastique, la force a une autre signification que dans le langage du monde. La
force selon le monde s'étend jusqu'à
entreprendre; la force selon l'Eglise ne va pas plus loin que de tout souffrir : voilà les bornes qui lui sont prescrites. Ecoutez l'apôtre saint Paul : Nondùm usque ad sanguinem restitistis (20); comme s'il disait : Vous n'avez
pas tenu jusqu'au
bout, parce que vous ne vous êtes pas défendus jusqu'au sang. Il ne dit pas jusqu'à attaquer, jusqu'à verser
le sang de vos ennemis, mais jusqu'à répandre le vôtre. Au reste saint Thomas n'abuse pas
de ces maximes vigoureuses. Il ne prend pas par fierté ces armes apostoliques, pour se faire valoir dans le monde : il s'en
sert comme d'un bouclier nécessaire dans l'extrême besoin de l'Eglise. La force du saint
évêque ne dépend donc pas du concours de
ses amis, ni d'une intrigue finement menée.
Il ne sait point étaler au monde sa patience pour rendre son persécuteur plus odieux, ni faire jouer
de secrets ressorts pour soulever les
esprits. Il n'a pour lui que les prières des pauvres, les gémissements des veuves et des orphelins. Voilà, disait saint Ambroise (21), les défenseurs des
évêques; voilà leurs gardes, voilà
leur armée. Il est fort, parce qu'il a un esprit également incapable et de
crainte et de murmure. Il peut dire véritablement à Henri, roi d'Angleterre, ce que disait Tertullien au nom de toute l'Église, à un magistrat de l'Empire,
grand persécuteur de l'Église : Non te terremus, qui nec timemus (22).
Apprends à connaître quels nous sommes et
vois quel homme c'est qu'un chrétien : «
Nous ne pensons pas à te faire peur, et nous sommes incapables de te craindre.» Nous ne sommes ni
redoutables ni lâches : nous ne sommes pas
redoutables, parce que nous ne savons pas cabaler ; et nous ne sommes
pas lâches, parce que nous savons mourir. C'est ce que semble dire le grand saint Thomas, et
c'est par ce sentiment qu'il unit ensemble
les devoirs de l'épiscopat avec ceux de la sujétion. Non te terremus : voilà
le sujet toujours soumis et respectueux; qui
nec timemus : voilà l'évêque toujours
ferme et inébranlable. Non te terremus : je ne médite rien contre l'État; qui nec timemus je suis prêt à tout souffrir pour l'Eglise. J'ai donc eu raison de vous dire qu'il
résiste de toute sa force; mais cette force n'est point rebelle, parce que cette force
c'est sa patience. Encore n'étale-t-il pas au monde cette patience avec
une contenance fière et un air de dédain, pour rendre son persécuteur odieux :
au contraire sa modestie est connue de tous, selon le précepte de l'Apôtre(23).
C'est par là qu'il espère convertir le roi :
il se propose de l'apaiser, du moins
en lassant sa fureur. Il ne désire que
de souffrir, afin que sa vengeance épuisée se tourne à de meilleurs
sentiments. Quoiqu'il voie que ses biens ravis, sa réputation déchirée, les fatigues d'un long exil,
l'injuste persécution de tous les siens, n'aient pu assouvir sa colère, il
sait ce que peut le sang d'un martyr, et le sien est tout prêt à couler
pour amollir le cœur de son prince, Il n'a
pas été trompé dans son espérance : le sang
de ce martyr, le sacrifice sanglant de Thomas a produit un autre sacrifice, sacrifice d'humilité et de
pénitence; il a amené à Dieu une autre victime, victime royale et
couronnée. Je vous ai représenté l'appareil
du premier sacrifice : que celui-ci est
digne encore de vos attentions ! Là, un évêque à la tête de son clergé; et ici, un roi environné de toute sa Cour :
là, un évêque nous a paru revêtu de ses ornements; ici, nous voyons un
roi humblement dépouillé des siens : là,
vous avez vu des épées tirées, qui sont
les armes de la cruauté ; ici, une discipline et une haire, qui sont les
instruments de la pénitence. Dans le premier sacrifice, si vous avez eu de l'admiration pour le courage, vous
avez eu de l'horreur pour le
sacrilège : ici, tout est plein de consolation. La victime est frappée; mais c'est la contrition qui
perce son cœur : la victime est
abattue ; mais c'est l'humilité qui la renverse. Le sang qui est
répandu, ce sont les larmes de la pénitence : Quidam sanguis animae(24) ; l'autel du sacrifice, c'est le
tombeau même du saint
martyr. Le roi se prosterne devant ce
tombeau, il fait une humble
réparation aux cendres du grand saint Thomas, il honore ces cendres, il baise ces
cendres, il arrose ces cendres de larmes, il
mêle ses larmes au sang du martyr, il sanctifie ces larmes par la société de ce sang ; et ce sang qui criait
vengeance, apaisé par ces larmes d'un
roi pénitent, demande protection pour sa couronne. Il affermit son trône ébranlé; il relève le courage de ses
serviteurs; il met le roi d'Écosse, son plus grand ennemi, entre ses mains ; il fait rentrer son fils dans son
devoir qu'il avait oublié; enfin en un
même jour il rend la concorde à sa maison,
la tranquillité à son État et le repos à sa conscience. Voilà ce qu'a fait la mort de Thomas; voilà la seconde
merveille qu'elle a opérée, la
conversion des persécuteurs : la dernière dépend en partie de nous; c'est, mes Frères, que notre zèle
pour la sainte Église soit autant
échauffé comme il est instruit par l'exemple de ce grand homme. TROISIÈME POINT. A la mort de Thomas, le clergé
d'Angleterre commença à reprendre cœur : le sang de ce martyr ranima et réunit tous les esprits, pour soutenir par un saint concours les
intérêts de l'Église. Apprenons aussi à
l'aimer et à être jaloux de sa gloire. Mais, Messieurs, ce n'est pas
assez que nous apprenions du grand saint Thomas
à conserver soigneusement son autorité et ses droits : il faut qu'il nous montre à en bien user chacun selon
le degré où Dieu l'a établi dans le
ministère; et vous ne pouvez ignorer quel doit être ce bon usage que je vous demande, si vous écoutez un peu la voix de ce sang. Car considérons seulement
pour quelle cause il est répandu, et
d'où vient que toute l'Église célèbre avec tant de dévotion le martyre de saint
Thomas. C'est qu'on voulait lui ravir
ses privilèges, usurper sa puissance, envahir ses biens; et ce grand
archevêque y a résisté. Mais
si l'on ne se sert de ces privilèges que pour s'élever orgueilleusement au-dessus des autres, si l'on n'use de
cette puissance que pour faire les
grands dans le siècle ; si l'on n'emploie ces richesses que pour
contenter de mauvais désirs ou pour se faire considérer
par une pompe mondaine : est-ce là de quoi faire un martyr? Etait-ce là un digne sujet pour donner du
sang et pour troubler tout un grand royaume? N'est-ce pas pour faire
dire aux politiques impies que saint Thomas
a été le martyr de l'avarice ou de l'ambition du clergé ; et que nous
consacrons sa mémoire, parce qu'il nous a soutenus dans des intérêts temporels? Voilà, direz-vous, un discours
d'impie; voilà un raisonnement digne d'un hérétique ou d'un libertin. Je le
confesse, Messieurs ; mais répondons à
cet hérétique, fermons la bouche à ce libertin, justifions le martyre du grand saint Thomas de Cantorbéry : il ne sera pas difficile. Nous dirons que si le clergé a
des privilèges c'est afin que la
religion soit honorée; que s'il possède des biens, c'est pour l'exercice
des saints ministères, pour la décoration des autels,
et pour la subsistance des pauvres ; que s'il a de l'autorité, c'est
afin qu'elle serve de frein à la licence, de barrière à l'iniquité, d’appui à
la discipline. Nous ajouterons qu'il est peut-être à propos que le clergé ait
quelque force même dans le siècle, quelque éclat même temporel quoique modéré, afin de combattre le monde par ses propres armes, pour attirer ou réprimer les
âmes infirmes par les choses qui ont
coutume de les frapper. Cet éclat, ces secours, ces soutiens externes de
l'Église, empêchent peut-être le monde de
l'attaquer pour ainsi dire dans ses propres biens, dans cette divine puissance,
dans le cœur même de la religion ; et ce sont si vous voulez comme les
dehors de cette sainte Sion, de cette belle forteresse de David, qu'il ne faut
point laisser prendre ni abandonner, et moins encore livrer à ses ennemis.
D'ailleurs comme le monde gagne insensiblement, quand saint Thomas n'aurait
fait qu'arrêter un peu son progrès, le
dessein en est toujours glorieux. Voilà
une défense invincible, et sans doute on ne pouvait pas répandre son sang pour une cause plus juste. Mais si le monde nous presse encore , s'il convainc un
si grand nombre d'ecclésiastiques de faire
servir ces droits à l'orgueil, cette
puissance à la tyrannie, ces richesses à la vanité ou à l'avarice; si cette apologie et notre défense n'est que
dans notre bouche et dans nos
discours, et non dans nos mœurs et dans notre vie : ne dira-t-on pas qu'à la vérité notre origine
était sainte, mais que nous nous
sommes démentis nous-mêmes; que nous avons tourné en mondanité la simplicité de nos pères, et que
nous couvrons du prétexte de la religion nos passions particulières?
N'est-ce pas déshonorer le sang du grand
saint Thomas, faire servir son martyre
à nos intérêts, et exposer aux dérisions injustes de nos ennemis la cause si juste et si glorieuse pour
laquelle il a immolé sa vie? Fasse donc ce divin Sauveur, qui a établi le clergé
pour être la lumière du monde, que tous ceux qui sont appelés aux honneurs ecclésiastiques, en quelque degré du saint
ministère qu'ils aient été établis emploient
si utilement leur autorité, qu'on loue à jamais le grand
saint Thomas de l'avoir si bien défendue ; qu'ils dispensent si saintement, si
chastement les biens de l'Église, que l'on
voie par expérience la raison qu'il y avait de les conserver par un sang si pur
et si précieux. Qu'ils maintiennent la dignité de l'ordre sacré par le mépris des grandeurs du monde, et non pour
la recherche de ses honneurs; par l'exemple de leur modestie plutôt que par les
marques de la vanité, par la mortification et la pénitence plutôt que par l'abondance et la délicatesse des enfants du
siècle : que leur vie soit l'édification des peuples, leur parole l'instruction des simples, leur doctrine la lumière
des dévoyés, leur vigueur et leur fermeté la confusion des pécheurs;
leur charité l'asile des pauvres, leur
puissance le soutien des faibles , leur maison la retraite des affligés, leur
vigilance le salut de tous. Ainsi nous
réveillerons dans l'esprit de tous les fidèles cette ancienne vénération
pour le sacerdoce ; nous irons tous ensemble„ nous
et les peuples que nous enseignons, recevoir avec saint Thomas la couronne d'immortalité qui nous est
promise. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.
(A)
Prêché le 29 décembre 1668, dans l'Avent de Saint-Thomas du Louvre, devant Bientôt après la conversion de Turenne, Bossuet prêcha
trois panégyriques pour
l'affermir dans la foi : le Panégyrique de saint André, apôtre, le 30 novembre, aux Carmélites; puis dans l'Avent de Saint-Thomas du
Louvre, le Panégyrique de saint Etienne, premier
martyr, le 26
décembre; et celui de Thomas Becket,
archevêque de Cantorbéry, le 29 du même mois 1668. Le Panégyrique de saint Etienne n'est pas arrivé jusqu'à nous. Bossuet en parle dans celui de saint Thomas de
Cantorbéry : « Nous avons honoré ces jours derniers, dit-il,
le premier martyr de la foi : aujourd'hui nous célébrons le triomphe du premier martyr de la discipline. » On verra dans notre panégyrique avec quelle sainte
indépendance Bossuet défendait en face des puissances du monde, les droits de l'Église. Déjà dans
le premier Carême du Louvre, en 1662, il ne parla pas
avec moins de fermeté devant Louis XIV, et il déploya le même zèle dans l’Oraison funèbre de Michel le Tellier. (B) Selon
le Grec : Comminuentes,
conterentes. (1) Joan., xii, 24. (2) (3) Joan., XVIII, 36. (4)Apolog., n. 41. (5)Apolog., n.
39. (6)Philipp., iv, 12. (7) Il Cor., xi,
29. (8) Act., xxl, 13. (9)Zachar.,
vi, 13. (10)Matth., xx, 25, 26. (11) Ludovic. Pius, Capitul., an. 823, cap. iv. (12) Serm. contra Auxent., n.
30. (13)Esdr.,6, 7. (14) Joan., xviii, 8. (15) II Cor., xii, 10. (16) Concil.
Arelat. I, can. vii. (17) (18) Apolog., n. 21 (19) Pastor., part. I, cap. VIII. (20)Hebr., xii, 4. (21) Serm. contra Auxent., n
33. (22) Ad
Scapul., n.4 (23)
Philipp., iv 5. (24)S.
August., serm. CCCLI, n. 7. Jacques Bénigne BOSSUET (1627-1704)
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