[Thomas Becket]
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Saint Thomas Becket

 

 

Thomas Becket ou Thomas de Londres comme on l'appelait alors, naquit probablement en 1118 dans une famille de la bourgeoisie londonienne qui connut des revers de fortune. Le soutien d'un de ses parents lui permit de faire de brillantes études à Paris. Il entra au service de l'archevêque Thibaud de Cantorbéry qui lui fit faire d'intéressants voyages à Rome (1151-1153) et aux écoles de Bologne et d'Auxerre où l'on formait des juristes. Finalement il se lia avec le futur Henri Il Plantagenêt, qui, un an après son accession au trône d'Angleterre, le nomma chancelier d'Angleterre, après que l'archevêque l'eut nommé archidiacre de Cantorbéry.

Thomas, fastueux ministre, seconda efficacement Henri II dans son œuvre générale de restauration monarchique après les troubles du règne d'Etienne de Blois (1135-1154). L'Eglise d'Angleterre avait profité de cette période de faiblesse pour sortir de la sujétion où la tenait jadis la monarchie normande, pour conquérir ses « libertés » que le Roi entendait réprimer. Croyant trouver un auxiliaire docile en son chancelier, Henri II nomma Thomas archevêque de Cantorbéry (mai 1162), réunissant entre les mêmes mains la chancellerie et une province ecclésiastique qui comprenait dix-sept des dix-neuf diocèses anglais. Thomas qui avait reçu en deux jours l'ordination sacerdotale et le sacre épiscopal, abandonna sa charge séculière, changea sa vie du tout au tout et se voua sans réserve à la défense des droits de l'Eglise. Lorsqu'en janvier 1164 Henri II voulut imposer à l'Eglise les Constitutions de Clarendon qui prétendaient revenir aux anciennes coutumes du royaume contre le droit canon, Thomas Becket en fut un adversaire résolu. Après de multiples péripéties juridiques où l'archevêque-primat fut trahi par ses confrères d'York et de Londres, il dut s'exiler en France où il demeura six ans (1164-1170), notamment à l'abbaye cistercienne de Pontigny où il s'imposa l'observance monastique. Lorsqu'il rentra dans sa patrie après une paix boiteuse conclue à Fréteval dans le Maine (22 juillet 1170), les difficultés recommencèrent d'autant plus qu'avant de s'embarquer il avait frappé de suspense tous ses suffragants plus ou moins coupables de rébellion contre lui (1° décembre 1170).

Une phrase ambiguë d'Henri II (« N'y aura-t-il donc personne pour me débarrasser de ce clerc outrecuidant ? ») amena quatre chevaliers normands à assassiner l'archevêque dans sa cathédrale le 29 décembre 1170.

Dans la nuit de Noël 1170, après avoir célébré la messe, Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, monta en chaire et, en termes formels, prédit qu'il serait bientôt massacré par les impies ; puis, comme l'auditoire se récriait, il invectiva vivement ceux qui mettaient la division entre le Roi et le Pasteur et les excommunia « comme les pestes du genre humain et les ennemis du bien public. » Le lendemain de la fête des saints Innocents, vers onze heures du matin, quatre personnages vinrent le menacer chez lui et lui dirent que sa résistance lui coûterait la vie ; il répondit avec douceur et fermeté : «Je ne fuirai pas, j'attendrai avec joie le coup de la mort, je suis prêt à la recevoir », et montrant sa tête, il ajouta : « c'est là que vous me frapperez ».

Après dîner il était à l'église pour les vêpres, les quatre assassins forcèrent l'entrée du cloître et comme les moines cherchaient à les empêcher d'entrer dans l'église, l'archevêque dit : « Il ne faut pas garder le temple de Dieu comme on garde une forteresse ; nous ne triompherons pas de nos ennemis en combattant, mais en souffrant. Pour moi, je suis prêt à être sacrifié pour la cause de l'Eglise dont je défends les droits. » Les quatre assassins entrèrent donc dans l'église en criant : « Où est Thomas Becket ? Où est ce traître au Roi et à I'Etat ? Où est l'Archevêque ? » L'archevêque se présenta : « Me voici ! Non pas traître à l'Etat, mais prêtre de Jésus-Christ. » Les assassins lui crièrent : « Sauve-toi, autrement tu es mort ! » Thomas répondit : «Je n'ai garde de fuir ; tout ce que je demande, c'est de donner mon âme pour celles en faveur desquelles mon Sauveur a donné tout son sang. Cependant, je vous défends, de la part de Dieu tout-puissant, de maltraiter qui que ce soit des miens. » Ne pouvant arriver à le traîner dehors, les quatre assassins le frappèrent dans l'église : «Je meurs volontiers pour le nom de Jésus et la défense de l'Eglise. »

Thomas Becket triompha dans sa mort. Ce qu'il n'avait pu obtenir par l'effort de sa vie, il le réalisa par son martyre. Le peuple le vénéra aussitôt comme un saint, et le pape Alexandre III frappa Henri II, compromis dans ce meurtre, d'interdit personnel ; pour obtenir son pardon, le Roi dut faire un pèlerinage humiliant au tombeau de Thomas Becket et se soumettre à la pénitence publique de la flagellation (21 mai 1172).

Des miracles ayant attesté la glorification de Thomas Becket, Alexandre III le canonisa le 21 février 1173. Toujours est-il que la châsse du martyr devint le but d'un des pèlerinages les plus célèbres de la Chrétienté.En 1538, Henri VIII se donna le ridicule de procéder à la « décanonisation » de saint Thomas Becket.

 

 

 

 

 

 

 

PANÉGYRIQUE

DE

SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY (A)

par Bossuet évêque de Meaux

In morte mirabilia operatus est.

Il a fait des choses merveilleuses dans sa mort. Eccli., XLVIII, 15.

 

Les mystères de Jésus-Christ sont une chute continuelle; et tant qu'il a vu devant soi quelque nouvelle bassesse, il n'a jamais cessé de descendre. Il se compare lui-même dans son Evangile à un grain de froment qui tombe (1); et en effet, il est allé toujours tombant, premièrement du ciel en la terre, de son trône dans une crèche : de là par plusieurs degrés il est tombé jusqu'à l'ignominie du supplice, jusqu'à l'obscurité du tombeau, jusqu'à la profondeur de l'enfer. Mais comme il ne pouvait tomber plus bas, c'était là aussi le terme fatal de ses chutes mystérieuses; et ce cours d'abaissements étant rempli, c'est de là qu'il a commencé de se relever couronné d'honneur et de gloire.

Ce que notre Chef a fait une fois en sa personne sacrée, tous les jours il l'accomplit dans ses membres, et le martyr que nous honorons nous en est un illustre exemple. Saint Thomas, archevêque de Cantorbéry, s'étant trouvé engagé pour les intérêts de l'Eglise dans de longs et fâcheux démêlés avec un grand roi, avec Henri II, roi d'Angleterre, on l'a vu tomber peu à peu de la faveur à la disgrâce, de la disgrâce au bannissement, du bannissement à une espèce de proscription, et enfin à une mort violente. Mais la Providence divine ayant lâché la main jusqu'à ce terme, a fait commencer de là son élévation. Elle a honoré de miracles le tombeau de cet illustre martyr; elle a mené à ses cendres un roi pénitent; elle a conservé les droits de l'Eglise par le sang de ce saint évêque, persécuté injustement pour sa cause et tirant sa gloire de ses souffrances. Elle m'a donné lieu de dire de lui ce que l'Ecclésiastique a dit d'Elisée,«que sa mort a opéré des miracles » In morte mirabilia operatus est. Mais afin de vous découvrir toutes ces merveilles, demandons l'assistance du Saint-Esprit par l'entremise de Marie. Ave.

C'est une loi établie, que l'Eglise ne peut jouir d'aucun avantage qui ne lui coûte la mort de ses enfants, et que pour affermir ses droits, il faut qu'elle répande du sang. Son Epoux l'a rachetée par le sang qu'il a versé pour elle, et il veut qu'elle achète par un prix semblable les grâces qu'il lui accorde. C'est par le sang des martyrs qu'elle a étendu ses conquêtes bien au delà de l'empire romain ; son sang lui a procuré, et la paix dont elle a joui sous les empereurs chrétiens, et la victoire qu'elle a remportée sur les empereurs infidèles. Il parait donc qu'elle devait du sang à l'affermissement de son autorité, comme elle en avait donné à l'établissement de sa doctrine; et ainsi la discipline, aussi bien que la foi de l'Eglise, a dû avoir des martyrs.

C'est pour cette cause, Messieurs, que votre glorieux patron a donné sa vie. Nous avons honoré ces derniers jours le premier martyr de la foi : aujourd'hui nous célébrons le triomphe du premier martyr de la discipline ; et afin que tout le monde comprenne combien ce martyre a été semblable à ceux que nous ont fait voir les anciennes persécutions, je m'attacherai à vous montrer que la mort de notre saint archevêque a opéré les mêmes merveilles dans la cause de la discipline, que celle des autres martyrs a autrefois opérées lorsqu'il s'agissait de la croyance.

En effet pour ne pas vous laisser longtemps en suspens, comme les martyrs qui ont combattu pour la foi, ont affermi  par le témoignage de leur sang cette foi que les tyrans voulaient abolir, calmé par leur patience la haine publique qu'on voulait exciter contre eux en les traitant comme des scélérats, confirmé par leur constance invincible les fidèles qu'on avait dessein d'effrayer par le terrible spectacle de tant de supplices; en sorte que profitant des persécutions, ils les ont fait servir contre leur nature à l'établissement de leur foi, à la conversion de leurs ennemis, à l'instruction et à l'affermissement de leurs frères : ainsi vous verrez bientôt, chrétiens, que des effets tout semblables ont suivi la mort du grand archevêque de Cantorbéry ; et la suite de cet entretien vous fera paraître que le sang de ce nouveau martyr de la discipline a affermi l'autorité ecclésiastique qui était violemment opprimée, que sa mort a converti les coeurs indociles des ennemis de la discipline de l'Eglise, enfin qu'elle a échauffé le zèle de ceux qui sont préposés pour en être les défenseurs. Voilà ce que j'ai dessein de vous faire entendre dans les trois parties de ce discours.

PREMIER POINT.

'               Pour bien entendre le sujet des fameux combats du grand saint Thomas de Cantorbéry pour l'honneur de l'Église et du sacerdoce, il faut considérer avant toutes choses quelques vérités importantes qui regardent l'état de l'Église : ce qu'elle est, ce qui lui est dû et ce qu'elle doit ; quels droits elle a sur la terre, et quels moyens lui sont donnés pour s'y maintenir.

. Je sais que cette matière est fort étendue et pleine de questions épineuses : mais comme la décision de ces doutes dépend d'un ou deux principes, j'espère qu'en laissant un grand embarras de difficultés fort enveloppées, je pourrai vous dire en peu de paroles ce qui est essentiel et fondamental, et absolument nécessaire pour connaître l'état de la cause pour laquelle saint Thomas a donné sa vie. J'avance donc deux vérités qui expliquent parfaitement, si je ne me trompe, l'état de l'Eglise sur la terre. Je dis qu'elle y est comme une étrangère, et qu'elle y est toutefois revêtue d'un caractère royal par la souveraineté toute divine et toute spirituelle qu'elle y exerce. Ces deux vérités éclaircies nous donneront par ordre la résolution des difficultés que j'ai proposées.

Et premièrement l'Eglise est dans le monde comme une étrangère : cette qualité fait sa gloire. Elle montre sa dignité et son origine céleste, lorsqu'elle dédaigne d'habiter la terre : elle ne s'y arrête donc pas, mais elle y passe; elle ne s'y habitue pas, mais elle y voyage. Ce qu'elle appréhende le plus, c'est que ses enfants s'y naturalisent, et qu'ils ne fassent leur principal établissement où ils ne doivent avoir qu'un lieu de passage. Mais nous comprendrons plus facilement cette qualité d'étrangère, si nous faisons en un mot la comparaison de l'Église de Jésus-Christ avec la Synagogue ancienne.

Il n'y a personne qui n'ait remarqué que les Livres sacrés de Moïse, outre les préceptes de religion, sont pleins de lois politiques et qui regardent le gouvernement d'un État. Ce sage législateur ordonne du commerce et de la police, des successions et des héritages, de la justice et de la guerre, et enfin de toutes les choses qui peuvent maintenir un empire. Mais le Prince du nouveau peuple, le Législateur de l'Église a pris une conduite opposée. Il laisse faire aux princes du monde l'établissement des lois politiques; et toutes celles qu'il nous donne et qui sont écrites dans son Évangile, ne regardent que la vie future. D'où vient cette différence entre l'ancien et le nouveau peuple, si ce n'est que la Synagogue devant avoir sa demeure et faire son séjour sur la terre, il fallait lui donner des lois pour y établir son gouvernement : au lieu que l'Église de Jésus-Christ voyageant comme une étrangère parmi tous les peuples du monde, elle n'a point de lois particulières touchant la société politique ; et il suffit de lui dire généralement ce qu'on dit aux étrangers et aux voyageurs, qu'en ce qui regarde le gouvernement, elle suive les lois du pays où elle fera son pèlerinage, et qu'elle en révère les princes et les magistrats : Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit(2)? C'est le seul commandement politique que le Nouveau Testament nous donne.

Cette vérité étant supposée, si vous me demandez, chrétiens, quels sont les droits de l'Eglise, qu'attendez-vous que je vous réponde, sinon qu'elle a sans doute de grands avantages et des prétentions glorieuses ; mais que celui dont elle attend tout ayant dit que son royaume n'est pas de ce monde (3), tout le droit qu'elle peut avoir d'elle-même sur la terre, c'est qu'on lui laisse pour ainsi dire passer son chemin et achever son voyage en paix? Tellement que rien ne lui convient mieux, à elle et à ses enfants, que ces mots de Tertullien : « Toute notre affaire en ce monde , c'est d'en sortir au plus tôt : » Nihil nostrà refert in hoc ævo , nisi de eo quam celeriter excedere(4).

Mais peut-être que vous penserez que je représente l'Église comme une étrangère trop faible , et que je la laisse sans autorité et sans fonction sur la terre, enfin trop nue et trop désarmée au milieu de tant de puissances ennemies de sa doctrine ou jalouses de sa grandeur. Non, mes Frères, il n'en est pas ainsi. Elle ne voyage pas sans sujet dans ce monde : elle y est envoyée par un ordre suprême, pour y recueillir les enfants de Dieu et rassembler ses élus dispersés aux quatre vents. Elle a charge de les tirer du monde; mais il faut qu'elle les vienne chercher dans le monde : et en attendant, chrétiens, qu'elle les présente à Dieu, maintenant qu'elle voyage avec eux et qu'elle les tient sous son aile, n'est-il pas juste qu'elle les gouverne, qu'elle dirige leurs pas incertains et qu'elle conduise leur pèlerinage? C'est pourquoi elle a sa puissance; elle a ses lois et sa police spirituelle ; elle a ses ministres et ses magistrats, par lesquels elle exerce, dit Tertullien, « une divine censure contre tous les crimes : » Exhortationes, castigationes et censura divina(5). Malheur à ceux qui la troublent, ou qui se mêlent dans cette céleste administration, ou qui osent en usurper la moindre partie. C'est une injustice inouïe de vouloir profiter des dépouilles de cette Épouse du Roi des rois, à cause seulement qu'elle est étrangère et qu'elle n'est pas armée. Son Dieu prendra en main sa querelle, et sera un rude vengeur contre ceux qui oseront porter  leurs mains sacrilèges sur l'arche de son alliance. Mais laissons ces réflexions et avançons dans notre sujet.

Jusqu'ici l'Église n’à aucun droit qui relève de la puissance des hommes, elle ne tient rien que de son Époux. Mais les rois du monde ont fait leur devoir; et pendant que cette illustre étrangère voyageait dans leurs États, ils lui ont accordé de grands privilèges, ils ont signalé leur zèle envers elle par des présents magnifiques. Elle n'est pas ingrate de leurs bienfaits, elle les publie  par toute la terre. Mais elle ne craint point de leur dire que parmi leurs plus grandes libéralités, ils reçoivent plus qu'ils ne donnent; et enfin, pour nous expliquer nettement, qu'il y a plus de justice que de grâce dans les privilèges qu'ils lui accordent. Car pour ne pas raconter ici les avantages spirituels que l'Église leur communique, pouvaient-ils refuser de lui faire part de quelques honneurs de leur royaume, qu'elle prend tant de soin de leur conserver? Ils règnent sur les corps par la force, et peut-être sur les cœurs par l'inclination ou par les bienfaits. L'Église leur a ouvert une place plus sûre et plus vénérable : elle leur a fait un trône dans les consciences, en présence et sous les yeux de Dieu même : elle a fait un des articles de sa foi de la sûreté de leurs personnes sacrées, et une partie de sa religion de l'obéissance qui leur est due.

 

 

 

Elle va étouffer dans le fond des cœurs, non seulement les premières pensées de rébellion, mais encore les moindres murmures; et pour ôter tout prétexte de soulèvement contre les puissances légitimes, elle a enseigné constamment, et par sa doctrine et par ses exemples, qu'il en faut tout souffrir jusqu'à l'injustice, par laquelle s'exerce secrètement la justice même de Dieu. Après des services si importuns, si on lui accorde des privilèges, n'est-ce pas une récompense qui lui est bien due? Et les possédant à ce titre, peut-on concevoir le dessein de les lui ravir sans une extrême injustice?

Cependant Henri second, roi d'Angleterre, se déclare l'ennemi dé l'Église. Il l'attaque au spirituel et au temporel, en ce qu'elle tient de Dieu et en ce qu'elle tient des hommes : il usurpe ouvertement sa puissance. 11 met la main dans son trésor, qui enferme la subsistance des pauvres. Il flétrit l'honneur de ses ministres par l'abrogation de leurs privilèges, et opprime leur liberté par des lois qui lui sont contraires. Prince téméraire et mal avisé, que ne peut-il découvrir de loin les renversements étranges que fera un jour dans son État le mépris de l'autorité ecclésiastique, et les excès inouïs où les peuples seront emportés, quand ils auront secoué ce joug nécessaire ? Mais rien ne peut arrêter ses emportements. Les mauvais conseils ont prévalu, et c'est en vain que l'on s'y oppose : il a tout fait fléchir à sa volonté, et il n'y a plus que le saint archevêque de Cantorbéry qu'il n'a pu encore ni corrompre par ses caresses, ni abattre par ses menaces.

A la vérité il met sa constance à des épreuves bien dures. Qu'on le dépouille, qu'on le déshonore, qu'on le bannisse, il s'en réjouit : mais pourquoi ruiner les siens? C'est ce qui lui perce le cœur. Il n'y a rien de plus insensible, ni de plus sensible tout à la fois que la charité véritable. Insensible à ses propres maux, et en cela directement contraire à l'amour-propre, elle a une extrême sensibilité pour les maux des autres. Aussi le grand Apôtre très peu touché de tout ce qui le regardait, disait aux fidèles : « J'ai appris à me contenter de l'état où je me trouve : je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l'abondance; j'ai été instruit en toutes choses et en toutes rencontres à être bien traité et à souffrir la faim, à être dans l'abondance et à être dans l'indigence : » Scio et humiliari, scio et abundare; ubique et in omnibus institutus sum, et satiari et esurire , et abundare et penuriam pati(6). Ét cepen­dant cet homme tout céleste, si indifférent, si dur pour lui-même, ressent le contre-coup de tous les maux, de toutes les peines que peul, souffrir le moindre des fidèles. « Qui est faible, s'écrie-t-il, sans que je le sois avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? » Quis infirmatur, et ego non infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non uror?(7) Sa tendresse pour ses frères est si grande qu'il ne peut les voir dans les larmes et dans l’affliction, qu'il n'en soit pénétré d'une vive douleur : «. Que faites-vous de pleurer ainsi et de me briser le cœur? » Quid facitis flentes et affligentes cor (B) meum? C'est en vain que vous me fendez le cœur par vos larmes : « car pour moi je suis tout prêt de souffrir non-seulement les chaînes, mais la mort même pour le nom du Seigneur Jésus : » Ego enim non solum alligari, sed et mori paratus sum(8). Ce cœur de diamant, qui semble défier le ciel, et la terre, et l'enfer de l'émouvoir, peut souffrir la mort et les plus dures extrémités ; il ne peut souffrir les larmes de ses frères. Combien a dû être touché saint Thomas de voir les siens affligés et persécutés à son occasion! Il se souvient de Jésus, qui n'est pas plutôt né qu'il attire des persécutions à ses pareils, qui sont contraints de quitter leur maison pour l'amour de lui. Il a reçu sa loi d'en haut, et ne peut rien faire pour les siens, sinon de leur souhaiter qu'ayant part aux persécutions ils aient part à la grâce.

Le prophète Zacharie semble avoir voulu nous représenter l'immuable et éternelle concorde qui doit être entre l'empire et le sacerdoce. « Celui-là, dit-il parlant du prince, sera revêtu de gloire, il sera assis et dominera sur son trône ; et le pontife sera aussi sur son trône, et il y aura un conseil de paix entre ces deux : » ipse portabit gloriam, et sedebit, et dominabitur super solio suo; et erit sacerdos super solio suo, et consilium pacis erit inter illos duos(9). Vous voyez que la gloire, et l'éclat, et l'autorité dominante sont dans le trône royal. Mais quoique le Fils de Dieu ait enseigné à ses ministres qu'ils ne doivent pas dominer à la manière du monde, le sacerdoce néanmoins ne laisse pas d'avoir son trône. Car le prophète en établit deux ; il reconnaît deux puissances qui sont, comme vous voyez, plutôt unies que subordonnées: Consilium pacis inter illos(10); et le genre humain se repose à l'ombre de cette concorde.

Saint Thomas a souvent représenté au roi d'Angleterre par des lettres pleines d'une force, d'une douceur et d'une modestie apostolique, que ces puissances doivent concourir et se prêter la main mutuellement, et non se regarder avec jalousie, puisqu'elles ont des fins si diverses qu'elles ne peuvent se choquer sans quitter leur route et sortir de leurs limites. Il soutient ces charitables avertissements avec toute l'autorité que pouvait donner non seulement la sainteté de son caractère, mais la sainteté de sa vie, qui était l'exemple et l'admiration de tout l'univers.

Notre France l'avait connue, puisque lorsqu'il fut exilé, elle lui avait ouvert les bras ; et le roi Louis VII témoin oculaire des vertus apostoliques de ce grand homme, a toujours constamment favorisé, et sa personne et la cause qu'il défendait, par toutes sortes de bons offices. Rendons ici témoignage à l'incomparable piété de nos monarques très-chrétiens. Comme ils ont vu que Jésus-Christ ne règne pas si son Église n'est autorisée, leur propre autorité ne leur a pas été plus chère que l'autorité de l'Eglise.

 

Cette puissance royale, qui doit donner le branle dans les autres choses, n'a jamais jugé indigne d'elle de ne faire que seconder dans les affaires spirituelles; et un roi de France, empereur, n'a pas cru se rabaisser, lorsque écrivant aux évêques, il les assure de sa protection  dans les fonctions de leur ministère, afin, dit ce grand roi, que notre puissance royale servant, comme il est convenable, à ce que demande votre autorité, vous puissiez exécuter vos décrets :

Ut nostro auxilio suffulti, quod vestra auctoritas exposcit , famulante ut decet potestate nostrà, per ficere valeatis (11).

Telles sont les maximes saintes et durables de la monarchie très-chrétienne, et plût à Dieu que le roi d'Angleterre eût suivi les sentiments et imité les exemples de ses augustes voisins? Saint Thomas ne se verrait pas réduit à la dure nécessité de s'opposer à son prince. Mais comme ce monarque se rend inflexible, l'Église opprimée est contrainte de recourir aux derniers efforts. Vous attendez peut-être des foudres et des anathèmes. Mais quoique Henri les eût mérités, Thomas, aussi modéré que vigoureux, ne fulmine pas aisément contre une tête royale. Voici ces derniers efforts dont je veux parler : le saint archevêque offre à Dieu sa vie ; et sachant que l'Eglise n'est jamais plus forte que lorsqu'elle parle par la voix du sang, il revient d'un long exil avec un esprit de martyr, préparé aux violences d'un roi implacable et de toute sa Cour irritée.

Saint Ambroise a remarqué (12) dès son temps que les hommes apostoliques, qui entreprennent d'un grand courage les œuvres de piété et la censure des vices, sont assez souvent traversés  par des raisons politiques. Car comme les pécheurs ne peuvent souffrir ceux qui viennent les troubler dans leur faux repos, et comme le monde n'a rien tant à cœur que de voir l'Église sans force et la piété sans défense, il se plaît de lui opposer ce qu'il a de plus redoutable, c'est-à-dire le nom de César et les intérêts de l'Etat.

Ainsi quand Néhémie relevait les tours abattues et les murailles désolées de Jérusalem, les ministres du roi de Perse publiaient partout qu'il méditait un dessein de rébellion(13); et comme le moindre soupçon d'infidélité attire des difficultés infinies, ils tâchaient de ralentir l'ardeur de son zèle par cette vaine terreur. Quoique le saint archevêque n'élevât ni des tours ni des forteresses, et qu'il songeât seulement à réparer les ruines d'une Jérusalem spirituelle, toutefois il fut exposé aux mêmes reproches. Henri déjà prévenu et irrité  par les faux rapports, témoigna avec une aigreur extrême que la vie de ce prélat lui était à charge. Que de mains furent armées contre lui par cette parole !

Chrétiens, soyez attentifs : s'il y eut jamais un martyre qui ressembla parfaitement à un sacrifice, c'est celui que je dois vous représenter. Voyez les préparatifs : l'évêque est à l'église avec son clergé, et ils sont déjà revêtus. Il ne faut pas chercher bien loin la victime : le saint pontife est préparé, et c'est la victime que Dieu a choisie. Ainsi tout est prêt pour le sacrifice, et je vois entrer dans l'église ceux qui doivent donner le coup. Le saint homme va au-devant d'eux à l'imitation de Jésus-Christ; et pour imiter en tout ce divin modèle, il défend à son clergé toute résistance, et se contente de demander sûreté pour les siens. «Si c'est moi que vous cherchez, laissez, dit Jésus, retirer ceux-ci  »(14) Ces choses étant accomplies et l'heure du sacrifice étant arrivée, voyez comme saint Thomas en commence la cérémonie. Victime et pontife tout ensemble, il présente sa tête et fait sa prière. Voici les voeux solennels et les paroles mystiques de ce sacrifice : Et ego pro Deo mori paratus sum, et pro assertione justitiae , et pro Ecclesiae libertate, dummodô effusione sanguinis mei pacem et libertatem consequatur : « Je suis prêt à mourir, dit-il, pour la cause de Dieu et de son Église ; et toute la grâce que je demande, c'est que mon sang lui rende la paix et la liberté qu'on lui veut ravir. » Il se prosterne devant Dieu ; et comme dans le sacrifice solennel nous appelons les Saints pour être nos intercesseurs, il n'omet pas une partie si considérable de cette cérémonie sacrée : il appelle les saints martyrs et la sainte Vierge au secours de l'Église opprimée; il ne parle que de l'Église ; il n'a que l'Église dans le cœur et dans la bouche ; et abattu par le coup, sa langue froide et inanimée semble encore nommer l'Eglise.

Mais voici un nouveau spectacle. Après qu'on a dépouillé le saint martyr, on découvre un autre martyre non moins admirable, qui est le martyre de sa pénitence, un cilice affreux tout plein de vermine. Ah! ne méprisons point cette peinture, et ne craignons point de remuer ces ordures si précieuses. Ce cilice lui perce la peau, et il est si attaché à sa peau, qu'il semble qu'il soit une autre peau autour de son corps. On voit que ce Saint a été martyr durant tout le cours de sa vie; et on ne s'étonne plus de ce qu'il est mort avec tant de force, mais de ce qu'il a pu vivre au milieu de telles souffrances. Ô digne défenseur de l'Église ! Voilà les hommes qui méritent de parler pour elle, et de combattre pour ses intérêts : aussi sa victoire est-elle assurée. Les lois qui l'oppriment vont être abolies; et ce que le saint archevêque n'a pas obtenu vivant, il l'accomplira par sa mort.

Le Ciel se déclare manifestement. Pendant que les politiques raffinent et raisonnent à leur mode, Dieu parle par des miracles si visibles et si fréquents, que les rois mêmes et les plus grands rois; oui, mes Frères, nos rois très-chrétiens passent les mers pour aller honorer ses saintes reliques. Louis le Jeune va en personne lui demander la guérison de son fils aîné, attaqué d'une maladie mortelle. Nous devons Philippe-Auguste au grand saint Thomas, nous lui devons saint Louis, nous lui devons tous nos rois et toute la famille royale qu'il a sauvée dans sa tige. Voyez, mes Frères, quels défenseurs trouve l'Eglise dans sa faiblesse, et combien elle a raison de dire avec l'Apôtre : Cùm infirmor, tunc potens sum(15).

 

 

 

. Ce sont ces bienheureuses faiblesses qui lui donnent cet invincible secours, et qui arment en sa faveur les plus valeureux soldats et les plus puissants conquérants du monde, je veux dire les saints martyrs. Quiconque ne ménage pas  l'autorité de l'Eglise, qu'il craigne ce sang précieux des martyrs, qui la consacre et qui la protège. Pour avoir violé ses droits, Henri est mal assuré dans son trône ; sa couronne est ébranlée sur sa tête, son sceptre ne tient pas dans ses mains. Dieu permet que tous ses voisins se liguent, que tous ses sujets se révoltent et oublient leur devoir, que son propre fils oublie sa naissance et se mette à la tête de ses ennemis. Déjà la vengeance du Ciel commence à le presser de toutes parts ; mais c'est une vengeance miséricordieuse, qui ne l'abat que pour le rendre humble, et pour faire d'un roi pécheur un roi pénitent : c'est la seconde merveille qu'a opérée la mort du saint archevêque : In morte mirabilia operatus est.

 

SECOND POINT.

Dans ce démêlé célèbre où les intérêts de l'Église ont engagé saint Thomas contre un grand monarque, je me sens obligé de vous avertir qu'il ne lui a pas résisté en rebelle et dans un esprit de faction : il a joint la fermeté avec le respect. S'il a toujours songé qu'il était évêque, il n'a jamais oublié qu'il était sujet ; et la charité pastorale animait de telle sorte toute sa conduite, qu'il ne s'est opposé au pécheur que dans le dessein de sauver le roi.

Il ne doit pas être nouveau aux chrétiens d'avoir à se défendre des grands de la terre, et c'est une des premières leçons que Jésus-Christ a données à ses saints apôtres. Mais encore que cette instruction nous prépare principalement contre les rois infidèles, plusieurs exemples illustres, et entre autres celui du grand saint Thomas, nous font voir assez clairement que l'Église a souvent besoin de rappeler toute sa vigueur au milieu de sa paix et de son triomphe. Combien ces occasions sont fortes et dangereuses, vous le comprendrez aisément, si vous me permettez, chrétiens, de vous représenter comme en deux tableaux les deux temps et les deux états du christianisme : l'Empire ennemi de l'Église, et l'Empire réconcilié avec l'Église.

Durant le temps de l'inimitié, il y avait entre l’un et l’autre une entière séparation. L'Église n'avait que le ciel, et l'Empire n'avait que la terre : les charges, les dignités, les magistratures, c'est ce qui selon le langage de l'Église s'appelait le siècle auquel elle obligeait ses enfants de renoncer. C'était une espèce de désertion que d'aspirer aux honneurs du monde, et les sages ne pensaient pas qu'un chrétien de la bonne marque pût devenir magistrat. Quand cela fut permis à certaines conditions au premier concile d'Arles dans les premières années du grand Constantin, les termes mêmes de la permission marquaient toujours quelque répugnance : Ad præsidatum prosilire(16), par un mot qui voulait dire qu'on s'égarait hors des bornes, qu'on s'échappait, qu'on sortait des lignes. Ce n'est pas que les fidèles ne sussent que les puissances de l'État étaient légitimes , puisque même saint Paul leur avait appris qu'elles étaient ordonnées de Dieu (17). Mais dans cette première ferveur l'Église respirait tellement le Ciel, qu'elle ne voulait rien voir dans les siens qui ne fût céleste ; et elle était encore tellement remplie de la simplicité presque rustique de ses saints et divins pêcheurs, qu'elle ne pouvait accoutumer ses yeux à la pompe et aux grandeurs de la terre.

Il faut vous dire, Messieurs, l'opinion qu'on avait en ce temps-là des empereurs sur le sujet de la religion. On ne considérait pas seulement qu'ils étaient ennemis de l'Église, mais Tertullien a bien osé dire qu'ils n'étaient pas capables d'y être reçus ; vous allez être étonnés de la liberté de cette parole :«Les Césars, dit-il, seraient chrétiens, si le siècle qui nous persécute se pouvait passer des Césars, ou s'ils pouvaient être Césars et chrétiens tout ensemble : » Caesares credidissent super Christo, si aut Caesares non essent saeculo necessarii , aut si et christiani potuissent esse et Cæsares(18). Voilà, direz-vous, de ces excès de Tertullien. Eh quoi donc ! n'avons-nous pas vu les Césars obéir enfin à l'Evangile, et abaisser leur majesté au pied de la croix ? Il est vrai, mais il faut savoir distinguer les temps. Durant les temps des combats qui devaient engendrer les martyrs, les Césars étaient nécessaires au siècle, le parti contraire à l'Église les devait avoir à sa tête ; et Tertullien a raison de dire que le nom d'Empereur et de César, qui selon les occultes dispositions de la Providence était un nom de majesté, était incompatible avec le nom de Chrétien, qui devait être alors un nom d'opprobre. Les fidèles de ces temps-là regardant les empereurs de la sorte, n'avaient garde de corrompre leur simplicité à la Cour : il ne fallait pas craindre que les faveurs des empereurs fussent capables de les tenter ; et leurs mains, qu'ils voyaient trempées et encore toutes dégouttantes du sang des martyrs, leur rendaient leurs offres et leurs présents non-seulement suspects, mais odieux. Pour ce qui regardait leurs menaces, il fallait à la vérité beaucoup de vigueur pour n'en être pas ému ; mais ils avaient du moins cet avantage, qu'une guerre si déclarée les déterminait à la résistance, et qu'il n'y avait pas à délibérer si on s'opposerait  à une puissance qu'on voyait si ouvertement armée contre l'Évangile.

Mais après la paix de I'Eglise, après que l'Empire s'est uni avec elle, les choses peu à peu ont été changées. Comme le monde a paru ami, les fidèles n'ont plus refusé ses présents. Ces chrétiens sauvages et durs, qui ne pouvaient s'apprivoiser avec la Cour, ont commencé à la trouver belle; et la voyant devenue chrétienne, ils ont appris à en briguer les faveurs. Ainsi les douceurs de la paix ont amolli ces courages mâles que l'exercice de la guerre rendait invincibles ; l'ambition, la flatterie, l'amour des gran­deurs se coulant insensiblement dans l'Église, ont énervé peu à peu cette vigueur ancienne, même dans l'ordre ecclésiastique qui en était le plus ferme appui ; et comme dit saint Grégoire (19), on a cherché l'honneur du siècle dans une puissance que Dieu avait établie pour l'anéantir.

 

Dans cet état du christianisme, s'il arrive qu'un roi chrétien, comme Henri d'Angleterre, entreprenne contre l'Église, ne faudra-t-il pas pour lui résister une résolution extraordinaire? Combien a désiré notre saint prélat, puisqu'il plaisait à Dieu qu'il souffrît persécution pour la justice, que Dieu lui envoyât un Néron ou quelque monstre semblable pour persécuteur? Il n'eût pas eu à combattre tant de fortes considérations qui le retenaient contre un roi enfant de l'Église, son maître, son bienfaiteur, dont il avait été le premier ministre. De plus, un ennemi déclaré, à qui le prétexte du nom chrétien n'aurait pas donné le moyen de tromper les évêques par de belles apparences, aurait-il pu détacher tous ses frères les évêques pour le laisser seul et abandonné dans la défense de la bonne cause? Voici donc une nouvelle espèce de persécution, qui s'élève contre saint Thomas; persécution formidable, à qui la puissance royale donne de la force, à qui la profession du christianisme donne le moyen d'employer la ruse. N'est-ce pas en de pareilles rencontres que la justice a besoin d'être soutenue avec toute la vigueur  ecclésiastique?

D'autant plus qu'il ne suffit pas de résister seulement à ce roi superbe, mais il faut encore tâcher de l'abattre, mais de l'abattre pour son salut par l'humilité de la pénitence.

Notre saint évêque n'ignore pas qu'il n'est rien de plus utile aux pécheurs que de trouver des obstacles à leurs desseins criminels. Il ne cède donc pas à l'iniquité sous prétexte qu'elle est armée et soutenue d'une main royale : au contraire lui voyant prendre son cours d'un lieu éminent d'où elle peut se répandre avec plus de force, il se croit plus obligé de s'élever contre, comme une digue que l'on élève à mesure que l'on voit les ondes enflées. Ainsi le désir de sauver le roi l'oblige à lui résister de toute sa force. Mais que dis-je, de toute sa force? Est-il donc permis à un sujet d'avoir de la force contre son prince; et pensant en faire un généreux, n'en ferons-nous point un rebelle? Non, mes Frères, ne craignez rien, ni de la conduite de saint Thomas, ni de la simplicité de mes expressions. Selon le langage ecclésiastique, la force a une autre signification que dans le langage du monde. La force selon le monde s'étend jusqu'à entreprendre; la force selon l'Eglise ne va pas plus loin que de tout souffrir : voilà les bornes qui lui sont prescrites. Ecoutez l'apôtre saint Paul : Nondùm usque ad sanguinem restitistis (20); comme s'il disait : Vous n'avez pas tenu jusqu'au bout, parce que vous ne vous êtes pas défendus jusqu'au sang. Il ne dit pas jusqu'à attaquer, jusqu'à verser le sang de vos ennemis, mais jusqu'à répandre le vôtre.

Au reste saint Thomas n'abuse pas de ces maximes vigoureuses. Il ne prend pas par fierté ces armes apostoliques, pour se faire valoir dans le monde : il s'en sert comme d'un bouclier nécessaire dans l'extrême besoin de l'Eglise. La force du saint évêque ne dépend donc pas du concours de ses amis, ni d'une intrigue finement menée. Il ne sait point étaler au monde sa patience pour rendre son persécuteur plus odieux, ni faire jouer de secrets ressorts pour soulever les esprits. Il n'a pour lui que les prières des pauvres, les gémissements des veuves et des orphelins. Voilà, disait saint Ambroise (21), les défenseurs des évêques; voilà leurs gardes, voilà leur armée. Il est fort, parce qu'il a un esprit également incapable et de crainte et de murmure. Il peut dire véritablement à Henri, roi d'Angleterre, ce que disait Tertullien au nom de toute l'Église, à un magistrat de l'Empire, grand persécuteur de l'Église : Non te terremus, qui nec timemus (22). Apprends à connaître quels nous sommes et vois quel homme c'est qu'un chrétien : « Nous ne pensons pas à te faire peur, et nous sommes incapables  de te craindre.» Nous ne sommes ni redoutables ni lâches : nous ne sommes pas redoutables, parce que nous ne savons pas cabaler ; et nous ne sommes pas lâches, parce que nous savons mourir.

C'est ce que semble dire le grand saint Thomas, et c'est par ce sentiment qu'il unit ensemble les devoirs de l'épiscopat avec ceux de la sujétion. Non te terremus : voilà le sujet toujours soumis et respectueux; qui nec timemus : voilà l'évêque toujours ferme et inébranlable. Non te terremus : je ne médite rien  contre l'État; qui nec timemus je suis prêt à tout souffrir pour l'Eglise. J'ai donc eu raison de vous dire qu'il résiste de toute sa force; mais cette force n'est point rebelle, parce que cette force c'est sa patience.

Encore n'étale-t-il pas au monde cette patience avec une contenance fière et un air de dédain, pour rendre son persécuteur odieux : au contraire sa modestie est connue de tous, selon le précepte de l'Apôtre(23). C'est par là qu'il espère convertir le roi : il se propose de l'apaiser, du moins en lassant sa fureur. Il ne désire que de souffrir, afin que sa vengeance épuisée se tourne à de meilleurs sentiments. Quoiqu'il voie que ses biens ravis, sa réputation déchirée, les fatigues d'un long exil, l'injuste  persécution de tous les siens, n'aient pu assouvir sa colère, il sait ce que peut le sang d'un martyr, et le sien est tout prêt à couler pour amollir le cœur de son prince, Il n'a pas été trompé dans son espérance : le sang de ce martyr, le sacrifice sanglant de Thomas a produit un autre sacrifice, sacrifice d'humilité et de pénitence; il a amené à Dieu une autre victime, victime royale et couronnée.

Je vous ai représenté l'appareil du premier sacrifice : que celui-ci est digne encore de vos attentions ! Là, un évêque à la tête de son clergé; et ici, un roi environné de toute sa Cour : là, un évêque nous a paru revêtu de ses ornements; ici, nous voyons un roi humblement dépouillé des siens : là, vous avez vu des épées tirées, qui sont les armes de la cruauté ; ici, une discipline et une haire, qui sont les instruments de la pénitence. Dans le premier sacrifice, si vous avez eu de l'admiration pour le courage, vous avez eu de l'horreur pour le sacrilège : ici, tout est plein de consolation. La victime est frappée; mais c'est la contrition qui perce son cœur : la victime est abattue ; mais c'est l'humilité qui la renverse. Le sang qui est répandu, ce sont les larmes de la pénitence : Quidam sanguis animae(24) ; l'autel du sacrifice, c'est le tombeau même du saint martyr.

 

                                                                                                                         Le roi se prosterne devant ce tombeau, il fait une humble réparation aux cendres du grand saint Thomas, il honore ces cendres, il baise ces cendres, il arrose ces cendres de larmes, il mêle ses larmes au sang du martyr, il sanctifie ces larmes par la société de ce sang ; et ce sang qui criait vengeance, apaisé par ces larmes d'un roi pénitent, demande protection pour sa couronne. Il affermit son trône ébranlé; il relève le courage de ses serviteurs; il met le roi d'Écosse, son plus grand ennemi, entre ses mains ; il fait rentrer son fils dans son devoir qu'il avait oublié; enfin en un même jour il rend la concorde à sa maison, la tranquillité à son État et le repos à sa conscience. Voilà ce qu'a fait la mort de Thomas; voilà la seconde merveille qu'elle a opérée, la conversion des persécuteurs : la dernière dépend en partie de nous; c'est, mes Frères, que notre zèle pour la sainte Église soit autant échauffé comme il est instruit par l'exemple de ce grand homme.

 

 TROISIÈME POINT.

A la mort de Thomas, le clergé d'Angleterre commença à reprendre cœur : le sang de ce martyr ranima et réunit tous les esprits, pour soutenir par un saint concours les intérêts de l'Église. Apprenons aussi à l'aimer et à être jaloux de sa gloire. Mais, Messieurs, ce n'est pas assez que nous apprenions du grand saint Thomas à conserver soigneusement son autorité et ses droits : il faut qu'il nous montre à en bien user chacun selon le degré où Dieu l'a établi dans le ministère; et vous ne pouvez ignorer quel doit être ce bon usage que je vous demande, si vous écoutez un peu la voix de ce sang. Car considérons seulement pour quelle cause il est répandu, et d'où vient que toute l'Église célèbre avec tant de dévotion le martyre de saint Thomas. C'est qu'on voulait lui ravir ses privilèges, usurper sa puissance, envahir ses biens; et ce grand archevêque y a résisté.

Mais si l'on ne se sert de ces privilèges que pour s'élever orgueilleusement au-dessus des autres, si l'on n'use de cette puissance que pour faire les grands dans le siècle ; si l'on n'emploie ces richesses que pour contenter de mauvais désirs ou pour se faire considérer par une pompe mondaine : est-ce là de quoi faire un martyr? Etait-ce là un digne sujet pour donner du sang et pour troubler tout un grand royaume? N'est-ce pas pour faire dire aux politiques impies que saint Thomas a été le martyr de l'avarice ou de l'ambition du clergé ; et que nous consacrons sa mémoire, parce qu'il nous a soutenus dans des intérêts temporels?

Voilà, direz-vous, un discours d'impie; voilà un raisonnement digne d'un hérétique ou d'un libertin. Je le confesse, Messieurs ; mais répondons à cet hérétique, fermons la bouche à ce libertin, justifions le martyre du grand saint Thomas de Cantorbéry : il ne sera pas difficile. Nous dirons que si le clergé a des privilèges c'est afin que la religion soit honorée; que s'il possède des biens, c'est pour l'exercice des saints ministères, pour la décoration des autels, et pour la subsistance des pauvres ; que s'il a de l'autorité, c'est afin qu'elle serve de frein à la licence, de barrière à l'iniquité, d’appui à la discipline. Nous ajouterons qu'il est peut-être à propos que le clergé ait quelque force même dans le siècle, quelque éclat même temporel quoique modéré, afin de combattre le monde par ses propres armes, pour attirer ou réprimer les âmes infirmes par les choses qui ont coutume de les frapper. Cet éclat, ces secours, ces soutiens externes de l'Église, empêchent peut-être le monde de l'attaquer pour ainsi dire dans ses propres biens, dans cette divine puissance, dans le cœur même de la religion ; et ce sont si vous voulez comme les dehors de cette sainte Sion, de cette belle forteresse de David, qu'il ne faut point laisser prendre ni abandonner, et moins encore livrer à ses ennemis. D'ailleurs comme le monde gagne insensiblement, quand saint Thomas n'aurait fait qu'arrêter un peu son progrès, le dessein en est toujours glorieux. Voilà une défense invincible, et sans doute on ne pouvait pas répandre son sang pour une cause plus juste.

Mais si le monde nous presse encore , s'il convainc un si grand nombre d'ecclésiastiques de faire servir ces droits à l'orgueil, cette puissance à la tyrannie, ces richesses à la vanité ou à l'avarice; si cette apologie et notre défense n'est que dans notre bouche et dans nos discours, et non dans nos mœurs et dans notre vie : ne dira-t-on pas qu'à la vérité notre origine était sainte, mais que nous nous sommes démentis nous-mêmes; que nous avons tourné en mondanité la simplicité de nos pères, et que nous couvrons du prétexte de la religion nos passions particulières? N'est-ce pas déshonorer le sang du grand saint Thomas, faire servir son martyre à nos intérêts, et exposer aux dérisions injustes de nos ennemis la cause si juste et si glorieuse pour laquelle il a immolé sa vie?

Fasse donc ce divin Sauveur, qui a établi le clergé pour être la lumière du monde, que tous ceux qui sont appelés aux honneurs ecclésiastiques, en quelque degré du saint ministère qu'ils aient été établis  emploient si utilement leur autorité, qu'on loue à jamais le grand saint Thomas de l'avoir si bien défendue ; qu'ils dispensent si saintement, si chastement les biens de l'Église, que l'on voie par expérience la raison qu'il y avait de les conserver par un sang si pur et si précieux. Qu'ils maintiennent la dignité de l'ordre sacré par le mépris des grandeurs du monde, et non pour la recherche de ses honneurs; par l'exemple de leur modestie plutôt que par les marques de la vanité, par la mortification et la pénitence plutôt que par l'abondance et la délicatesse des enfants du siècle : que leur vie soit l'édification des peuples, leur parole l'instruction des simples, leur doctrine la lumière des dévoyés, leur vigueur et leur fermeté la confusion des pécheurs; leur charité l'asile des pauvres, leur puissance le soutien des faibles , leur maison la retraite des affligés, leur vigilance le salut de tous. Ainsi nous réveillerons dans l'esprit de tous les fidèles cette ancienne vénération pour le sacerdoce ; nous irons tous ensemble„ nous et les peuples que nous enseignons, recevoir avec saint Thomas la couronne d'immortalité qui nous est promise. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.

 

  (A) Prêché le 29 décembre 1668, dans l'Avent de Saint-Thomas du Louvre, devant la Reine, la Cour, Turenne, etc.

Bientôt après la conversion de Turenne, Bossuet prêcha trois panégyriques pour l'affermir dans la foi : le Panégyrique de saint André, apôtre, le 30 novembre, aux Carmélites; puis dans l'Avent de Saint-Thomas du Louvre, le Panégyrique de saint Etienne, premier martyr, le 26 décembre; et celui de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, le 29 du même mois 1668.

Le Panégyrique de saint Etienne n'est pas arrivé jusqu'à nous. Bossuet en parle dans celui de saint Thomas de Cantorbéry : « Nous avons honoré ces jours derniers, dit-il, le premier martyr de la foi : aujourd'hui nous célébrons le triomphe du premier martyr de la discipline. »

On verra dans notre panégyrique avec quelle sainte indépendance Bossuet défendait en face des puissances du monde, les droits de l'Église. Déjà dans le premier Carême du Louvre, en 1662, il ne parla pas avec moins de fermeté devant Louis XIV, et il déploya le même zèle dans l’Oraison funèbre de Michel le Tellier.

(B) Selon le Grec : Comminuentes, conterentes.

 

(1) Joan., xii, 24.

(2)Rom.,XIII,1 

 (3) Joan., XVIII, 36.  

(4)Apolog., n. 41.

 (5)Apolog., n. 39.

(6)Philipp., iv, 12.

(7) Il Cor., xi, 29.

(8) Act., xxl, 13.

 (9)Zachar., vi, 13.

(10)Matth., xx, 25, 26.

(11) Ludovic. Pius, Capitul., an. 823, cap. iv.

(12) Serm. contra Auxent., n. 30.

(13)Esdr.,6, 7.

 (14) Joan., xviii, 8.

(15) II Cor., xii, 10.

(16) Concil. Arelat. I, can. vii.

(17) Rom.,xiii.

(18) Apolog., n. 21

(19) Pastor., part. I, cap. VIII.

(20)Hebr., xii, 4.

(21) Serm. contra Auxent., n 33.

(22) Ad Scapul., n.4

 (23) Philipp., iv 5.

(24)S. August., serm. CCCLI, n. 7.

Jacques Bénigne BOSSUET (1627-1704)

 


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