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[Saint Yves]
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SAINT YVES PATRON DE TOUS LES JURISTES
Homélie de Monsieur l’Abbé Bruno SCHAEFFER Pour la Messe des JURISTES Du 19 novembre 2003 COGNOVI DOMINE, QUIA AEQUITAS JUDICIA TUA « J’ai reconnu Seigneur que vos jugements sont
équitables » Les premières
paroles de I'introit de la messe de ce soir où nous fêtons une reine
catholique, sainte Elisabeth de Hongrie, sont comme un clin d'oeil divin à
cette messe de rentrée du groupe des juristes de Saint-Nicolas. L'Évangile
lui-même n'est pas étranger au domaine juridique : il nous parle de contrats,
de vente, des droits de l'inventeur, de la propriété, d'activités économiques, du jugement-- il
est vrai exercé cette
fois par des anges-- de peines très réelles subies par les coupables ; j'arrête
là l'énumération et les tentatives de rapprochement entre les textes de la
liturgie et nos activités ; le droit est bien au coeur de l'activité humaine et
la justice d'ici-bas n'est pas sans lien avec la justice qui fixera notre sort
pour l'éternité. Pour l'instant portons notre regard vers le passé : nous
fêtons cette année le septième centenaire de la mort de saint Yves votre patron
(mort en 1303)mais dès 1267 , vous auriez pu croiser entre les rues Galande et
Saint-Nicolas un étudiant de 14 ans venu de sa Bretagne natale étudier à Paris. Pendant 10 ans il
va scruter la philosophie, la théologie et le droit dans notre quartier. II n'est pas téméraire
de penser que le jeune Yves Hélory de Kermartin, pieux et studieux ne soit venu
prier dans le Saint-Nicolas gothique de l'époque si proche de son domicile.
J'en profite pour former une seconde hypothèse : durant les années 1268--1272
Saint-Thomas d'Aquin effectue son second séjour d'enseignement parisien. II
n'est pas impossible que notre futur saint Yves ait pu être l'un de ses
étudiants. En 1277, date de la condamnation de Saint-Thomas par l'archevêque de
Paris Etienne Tempier,. Kermartin quitta la
capitale pour Orléans. Là, il perfectionne sa formation juridique auprès de la
célèbre université. Ses longues études achevées, il rentre en Bretagne et
l'évêque de Rennes nomme Yves official de son diocèse. L'official est un clerc délégué par l'évêque pour rendre
la justice en son nom devant les tribunaux ecclésiastiques nommés officialités.
Au Moyen Âge ces tribunaux connaissent un grand nombre de causes civiles
principalement matrimoniales ou testamentaires. Leurs compétences s'étend à
tous les procès où les clercs sont parties. Pour certains auteurs, Yves de
Kermartin aurait appartenu au Barreau de Paris : il est l'homme de la recherche
des compromis évitant les longs procès ; s'il y a procès, il assiste, aide,
soutient les justiciables. Au Moyen Âge, rendre la justice c'est être l'avocat des veuves, des orphelins, des
pauvres, il y excella. Yves, racontent ses contemporains, prononçait ses sentences les
yeux baignés de larmes à la pensée qu'après avoir jugé les autres, il serait
lui-même jugé. Rappelé par son évêque, Alain de Bruc, Yves de Kermartin va continuer
sa mission au diocèse de Tréguier. En 1285 il est ordonné prêtre à 32 ans et en
1288 il quitte l'officialité. Nommé curé, c'est maintenant le tribunal de la
pénitence qu'il présidera. A l'université, saint Yves a tiré des décrétales le sens du droit naturel
classique puisé par ses contemporains dans le droit romain retrouvé et mis à
l'honneur par Saint Isidore de Séville, ce grand éducateur du Moyen Age occidental a transmis l'héritage
de Rome : " Jus dictum
est quia justum
". Le droit est ce qui recherche la
justice. Nous sommes loin des définitions actuelles du droit. Dans notre
recherche du juste, le droit poursuit une certaine égalité proportionnelle
inscrite dans les choses. La chose juste est à la base des bons rapports
sociaux selon Michel Villey : " quant à l'essentiel le droit nous est
donné dans la nature, la nature des choses ". Le mot jus exprime d'abord la
relation juste : c'est le fameux " ars cognoscendi quid justum est ". L'art
de la connaissance de ce qui est juste au coeur de nos métiers, des longues
heures consacrées à entendre les parties, ou à écouter les plaidoiries. Vous le
savez, il n'y a pas de solutions toutes faites et dans chaque situation vous
avez à discerner le bien et le mal, à distinguer le juste de l'injuste ; le
droit dans les choses est celui qui est indépendant de l'homme parce que Dieu
l'a inscrit dans l'ordre du monde et continue à le soutenir dans le
gouvernement de sa Providence. La
base d'un droit objectif est dans cette réalisation envers autrui de ce qui est
juste, id quod justum est ". C'est
l'oeuvre de la justice source des relations sociales susceptibles d'échapper aux
jeux subjectifs des passions. Pour Marcel de Corte « la société ne se ne
se fonde pas sur les décisions des partenaires mais sur des réalités objectives
et physiques qui leur sont communes, antérieures à leurs volontés respectives
qui, bon gré mal gré, doivent se fonder sur elles ». Voilà le réalisme
juridique de l'étudiant en droit, du juge ou de l'avocat que l'Eglise nous
donne comme modèle. Saint
Yves historiquement se situe à la ligne de partage entre le droit naturel et
classique inséparable du réalisme d'Aristote et de Saint-Thomas et le
volontarisme issu du positivisme juridique dont Guillaume d'Occam est le père. Les
deux hommes sont presque contemporains. L'anglais naît l'année de l'ordination
sacerdotale du Breton. Guillaume verra deux ans avant de mourir la canonisation de saint Yves par
Clément VI, le pape d'Avignon ,en 1347. Yves est sur les autels. Guillaume pris dans la
querelle des franciscains spirituels meurt avant sa réconciliation formelle
avec Rome. Notre propos n'est pas de rapprocher deux hommes séparés
et éloignés sur beaucoup de choses ; on sait que l'idée humaniste de l'ordre
apparaissait à cette génération de fils de saint François comme une injure à la
toute-puissance de Dieu. Ce qui nous intéresse ici c'est le tournant de cette
pensée dans le domaine du droit. Le réalisme établit l'adéquation entre la
pensée et la chose objective, c'est la démarche de l'intelligence humaine vers
la justice ; le point de départ du nominalisme d'Occam est un individu isolé,
celui que notre monde tente d'exalter en le revêtant de " l'éminente
dignité de la personne humaine ". A partir de là l'origine des lois n'est plus dans un ordre naturel mais
dépend de la volonté des individus. Le positivisme juridique, maladie chronique
de notre droit est l'enfant du nominalisme médiéval. Est juste ce que la loi
pose comme juste, selon la célèbre formule d'un homme politique contemporain
" il n'y a pas de lois au-dessus de la loi civile ". Nous avons la
formule type de l'enfermement appelé " Etat de droit " et dont nos
démocraties sont si fières ; le droit réduit à la loi à l'expression des
volontés individuelles, leur valeur et leur durée suspendues aux variations des
législations. Ce positivisme juridique n'étant autre chose que la
transcription dans les lois du contrat social individualiste, du positivisme
juridique au droit subjectif l'enchaînement est logique .Le commandement
l'emporte sur le bien, la volonté du législateur, la puissance publique
réduisant la vie du droit aux dispositions légales. Les demandes des individus
sont la norme contradictoire réunissant le droit à la vie et le droit à l'avortement ou à l'euthanasie. Si on invoque des valeurs, ce
qui ne veut rien dire, elles sont reléguées dans la sphère autonome de la
conscience individuelle. D'où l'embarras constant du
législateur, par exemple en ce moment : faut-il faire une loi sur la laïcité?
Réglementer le port des signes religieux ? La recherche de la solution juste
n'est pas à l'ordre du jour. Pourtant
les monstruosités d’un droit dépendant de la volonté de I'homme n'échappent à
personne. Mais nous devons conclure avant d'offrir le saint
sacrifice de la messe pour nos confrères défunts. Par la grâce de Dieu nous
serons non les fils d'Occam mais ceux de Saint Yves. Avec lui dans un retour au
droit naturel nous chercherons sans nous lasser les solutions justes qui
plaideront pour nous à l'heure de notre comparution devant la justice divine. Sachons aussi pour reprendre les paroles de notre
Seigneur dans I'Evangile être comme ce père de famille " qui tire de
son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes ". Nova et vetera. Qu'avec Saint Yves, la très
Sainte Vierge « speculum
justitiae »,
dans toute sa vie miroir de la justice divine, éclaire toute notre année
judiciaire.
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