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[Le Tellier]
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ORAISON FUNÈBRE (1) DE TRÈS-HAUT ET TRÈS-PUISSANT
SEIGNEUR MESSIRE MICHEL LE TELLIER CHEVALIER,
CHANCELIER DE FRANCE Prononcée à Paris, dans l'église de l'Hôtel
royal des Invalides, I- La carrière de Le Tellier Ainsi s'avançait M. Le Tellier, rempli de ses obligations présentes, fidèle à chacune de ses conditions, comme s'il n'en eût jamais dû sortir, et se préparant par de grandes vertus à de
grands emplois. Lorsque le feu de la rébellion s'alluma dans la capitale d'une province voisine (2), et qu'un illustre chancelier, avec la justice armée, allait ou l'arrêter par l'autorité des lois, ou la punir par la puissance des armes, il fut choisi pour l'assister de ses conseils, et pour chercher avec lui ces difficiles tempéraments de menace qui étonne,de remontrance qui corrige,
de douceur qui apaise, de sévérité, qui châtie. Quel soin ne prit-il pas de désarmer cette multitude irritée, de dissiper leurs fausses craintes et d'imprimer dans ces esprits, que sa parole avait calmés, le respect et l'obéissance ! Il apprenait alors à prononcer des arrêts, à sceller des grâces, à ramener, dans de plus importantes occasions,les peuples à l'autorité royale. Que dirai-je de cette intendance (3) qui fut comme un coup d'essai de son ministère, sinon qu'il fit craindre et qu'il fit aimer la France dans l'Italie ; qu'il aida par son industrie à réunir les princes de l'auguste maison de Savoie ; qu'il parut bon négociateur et bon courtisan, et qu'il remporta autant d'estime
et d'affection publique de ces pays étrangers, qu'il y avait laissé d'exemples d'une sage et vertueuse conduite ? Mais je passe à des actions plus éclatantes, et je commence à sentir le poids
de mon sujet. Ce fut en ce temps
que, pour le malheur du
royaume, mourut ce cardinal fameux
(4) par la force de son génie, par
le succès de ses entreprises, par
la beauté de son esprit, à qui la France devait sa grandeur, son repos et' sa politesse.Quelle chute, messieurs, et combien de fortunes chancelantes
ou renversées en une seule ! Que sont les hommes, lorsque au milieu de leurs espérances et de leurs établissements, Dieu, dont les jugements sont impénétrables, brise le bras de chair qui les appuyait? Les uns se perdent sans ressources : les autres, étonnés et incertains de leur état, ne pouvant ni soutenir leur dignité, ni supporter leur disgrâce, ni se maintenir à la cour, ni se résoudre à la retraite, traînent avec ennui les faibles restes d'un crédit qui se soutient encore un peu par lui-même, et qui tombe bientôt après sous le poids d'une nouvelle
domination. Les bienfaits s'oublient, les amitiés cessent, la confiance s'éloigne, les services même sont comptés pour des récompenses. Quand on serait utile, on
cesse d'être agréable ; de nouveaux
intérêts font chercher de nouveaux
sujets. Telles sont les vicissitudes du monde. Vous seul, Seigneur, êtes toujours le même, et vos années ne finissent point. Bienheureux ceux qui se confient en vous, leurs espérances ne seront point confondues Ce fut
dans ces révolutions que M. Le Tellier, contre les apparences et contre
ses propres projets, fut rappelé de
ses emplois pour entrer dans la charge de secrétaire d'État et dans le ministère de la guerre, en un temps où la discorde régnait dans toutes les parties de l'Europe, où le bruit de nos armes retentissait de tous côtés, et où nos ennemis et nos
envieux s'animaient par nos pertes et s'irritaient de nos victoires (5) Il fallait un
homme laborieux pour se charger d'un long et pénible détail ; exact, pour entretenir l'ordre et la discipline de tant d'armées ; fidèle, pour distribuer les finances avec des mains pures et innocentes ; juste, pour représenter les services des soldats et des officiers, et faire élever les plus dignes aux places qu'une louable mais
malheureuse valeur rendait vacantes ; sage, pour ménager, dans des conjonctures difficiles, ces esprits
vains et remuants qu'il est également dangereux d'abattre ou d'élever ;
éclairé, pour décider dans les conseils, et
trouver des expédients et des
ouvertures dans les affaires. Tel était ce nouveau ministre : l'usage des lois et des
judicatures qu'il avait exercées, la connaissance qu'il avait acquise du dehors
et du dedans du royaume, les principes qu'il s'était faits pour la vie publique et particulière, les habitudes qu'il
avait eues avec les plus renommés politiques,
avaient formé en lui cette étendue de
lumières, et cette prudence universelle
d'un ministre d'État, dont je dois vous entretenir dans la seconde
partie de cet éloge. II. -
Le Tellier ministre : sa retraite momentanée. Quoique la puissance de Dieu soit sans bornes et sans mesure, que la vertu de son esprit s'imprime par la force de sa parole, et que sa volonté soit la règle de ses actions, il ne dédaigne pas de se servir quelquefois dans la conduite de l'univers de' ces esprits bienheureux qui
sont dans le ciel immortels adorateurs de sa gloire, invisibles administrateurs de ses ordres et de ses desseins sur
la terre. Faut-il s'étonner si les rois dans leur condition mortelle, chargés du poids et de la multiplicité de
leurs devoirs, choisissent parmi leurs sujets
des esprits fidèles et sages, à qui,
se réservant la supériorité de la décision et l'autorité du
commandement, ils laissent la liberté du conseil et la prudence de l'exécution? Un roi (6) dont la vie fut le règne
de la religion et de la justice pouvait-il
en mourant faire un plus digne choix que celui de M. Le Tellier ? Le Dieu des
armées bénit aussitôt nos guerres en ses
mains ; la réputation de nos armes ne fit que croître ; la perte d'un
roi victorieux fut adoucie par le gain
d'une bataille et par une suite de
victoires ; la France, affligée et triomphante tout ensemble, mêla aux
chants de douleur et de
funérailles des cantiques de louanges et d'actions de grâces ; et l'Espagne sentit à Rocroi qu'une révolution n'était pas capable de renverser
l'heureuse administration de nos affaires ; que la nouveauté des acteurs, si j'ose parler ainsi, ne changeait
pas la forme de la scène ; et que, si nos
rois étaient mortels, la fortune de
l'État, la valeur de la nation, et la protection du Dieu vivant sur ce royaume ne mouraient pas. Déjà, pour le soutien (7) d'une minorité et d'une régence tumultueuse, s'était élevé à la cour
un de ces hommes en qui Dieu met ses dons d'intelligence et de conseil, et qu'il tire de temps en temps des trésors de sa providence pour assister les rois et pour gouverner les royaumes. Son adresse à concilier les esprits par des persuasions efficaces, à préparer les événements par des négociations pressées ou lentes, à exciter ou à calmer les passions par des intérêts et des vues politiques, à faire mouvoir avec habileté les ressorts ou de la guerre ou de la paix, l'avait fait regarder comme un ministre non seulement utile, mais encore nécessaire. La pourpre dont il était revêtu, la capacité qu'il fit voir, et la douceur dont il usa, après plusieurs agitations, le mirent enfin au-dessus de l'envie ; et tout concourant à sa gloire, le ciel même faisant servir à son élévation et sa faveur et ses disgrâces, il prit les rênes de l'État heureux d'avoir aimé la France comme sa patrie, d'avoir laissé la paix aux peuples fatigués d'une longue guerre, et plus encore d'avoir appris l'art de régner et les secrets de la royauté au premier monarque du monde.. Le discernement de ce cardinal fit reconnaître la prudence de M. Le Tellier, et la prudence de M. Le Tellier servit à rétablir l'autorité de ce cardinal dans un temps de confusion
et de désordre. Ne craignez pas,
messieurs, que je vous fasse un triste récit de nos divisions
domestiques, et que je parle ici de rétablissements
et d'éloignements (8), de prisons et
de liberté, de réconciliations et de
ruptures. A Dieu ne plaise que, pour
la gloire de mon sujet, je révèle la
honte de ma patrie, que je rouvre des
plaies que le temps a déjà fermées,
et que je trouble le plaisir de nos
constantes et glorieuses prospérités
par le funeste souvenir de nos
misères passées. Que dirai-je donc? Dieu permit aux vents et à la mer de gronder et de s'émouvoir, et la tempête s'éleva ;
un air empoisonné
de factions et de révoltes gagna
le coeur de l'État, et se répandit dans
les parties les plus éloignées. Les
passions, que nos péchés avaient
allumées, rompirent les digues de la
justice et de la raison; et les
plus sages même, entraînés par
le malheur des engagements et
des conjonctures contre leur
propre inclination, se trouvèrent, sans
y penser, hors des bornes de leur devoir. L'inquiétude naturelle de l'esprit humain,
l’ignorance où l'on est des véritables intérêts de l'État, la confiance qu'inspirent la naissance,la capacité,
les services, les mouvements de l'ambition,
et plus encore la main du Seigneur
qui s'appesantit quand il veut, et se
sert pour la punition des hommes de leurs propres dérèglements, furent les causes des
partis formés, et de l'autorité
souveraine blessée enfin en la personne du premier ministre. Quelle fut la constance de M. Le Tellier dans ces jours d'aveuglement et de faiblesse, et combien de formes donna-t-il à sa fidélité et à sa prudence ! Quelle application à découvrir la source des maux et la convenance des remèdes ! Quelle retenue pour cacher les secrets de la régence, qu'on avait confiés à sa sagesse ! Quelle pénétration quand il fallut percer les nuages de la dissimulation et de l'artifice, et découvrir non seulement les desseins, mais encore les motifs et les intentions! Quelle présence d'esprit lorsqu'il fallut s'accommoder aux conjonctures, et prendre, pour le bien public, des résolutions subites ! Quelle adresse à s'attirer la confiance des partis,
et à réunir la diversité des avis et des
connaissances au seul point de la tranquillité
publique ! Mais quelle fut sa fermeté, lorsque, par l'effort des factions et des cabales, la reine, obligée de céder
au temps, consentit à le voir éloigné des affaires ! Il ne perdit rien par sa disgrâce, parce qu'il se soutenait moins par sa faveur que par sa vertu. Ceux qui demandaient son éloignement faisaient eux-mêmes son éloge. On ne lui reprochait que les services qu'il rendait à l'État, et l'attachement qu'il avait pour son bienfaiteur. Ses crimes étaient sa droiture, sa fidélité, sa reconnaissance. Tout le changement qui se fit en lui fut qu'il jouit de
son repos et de
lui-même. Il se retira dans sa solitude, portant avec lui sa
réputation et son innocence, et faisant du triomphe de ses envieux un sacrifice
volontaire à son prince et à sa patrie. C'était assez pour lui de faire cesser les moindres prétextes des troubles dont la France était agitée; et ne pouvant servir le roi par ses actions et par ses discours, il le servit par son repos et par
son silence. Que dis-je, messieurs, par son repos et par son silence! Sa retraite
ne fut ni lâche
ni oisive. Là se formaient d'heureux projets pour la
réunion des esprits, quand ils seraient capables
de raison ou de repentir. De là
coulait une source secrète de sages
conseils sur tous les serviteurs fidèles.
Sa solitude lui servait comme de
voile pour mettre en sûreté
l'importance de ses services, de ce
port, où la tempête l'avait jeté, il marquait les routes qui pouvaient
sauver du naufrage. On eût dit qu'il n'était
sorti de la cour que pour y être et plus
accrédité et plus utile; et son
absence ne fit que montrer le désir qu'on avait eu de le retenir, et l'impatience qu'on eut de le rappeler. Aucun nuage ne troubla depuis la sérénité de sa vie. Sa prudence ne permit plus rien au caprice de la fortune; et l'envie, qui
poursuit sans cesse les autres vertus, eut quelque honte d'avoir une fois attaqué la sienne. III.
- Le Tellier, grand chancelier. La première fonction des rois, et la partie la plus essentielle de la royauté, c'est la justice. L'Écriture, après avoir
représenté le courage de David dans ses combats, et sa reconnaissance dans ses
victoires, ajoute incontinent, comme la perfection de son règne, qu'il rendait
justice et jugement à son peuple : Regnavit
David super omnem Israel, et faciebat judicium et justitiam omni populo
(9). Ce n'est que par occasion qu'ils ont
des ennemis à vaincre, et c'est par
institution qu'ils ont des sujets à
gouverner : et, comme il leur convient de choisir des hommes puissants pour porter leur foudre dans la
conduite tumultueuse de la guerre, il leur
importe encore plus de choisir des hommes justes pour exercer leurs
jugements dans une charge où résident l'ordre et la paix intérieure de l'État, et qui est comme un
canal spirituel par où la protection des lois et de la justice descend du prince vers les peuples, et le respect et la fidélité des peuples remontent vers le souverain. Qui
est-ce qui s'est acquitté plus dignement de
cette suprême magistrature que M. Le Tellier ? En entrant dans le
ministère il ne s'était pas éloigné de la justice, il en avait conservé les lumières et les maximes au milieu de la politique, et s'était uni plus étroitement avec elle, en s'approchant d'un roi qui en fait la règle de ses désirs et de ses actions,
qui veut qu'elle règne sur ses sujets et sur
lui-même, et qui lui soumet tout,
jusqu'à ses intérêts et sa gloire. Mais lorsqu'il se vit établi arbitre souverain des lois, il se fit des principes
inviolables d'une exacte et sévère équité.
Il s'appliqua à discerner la cause du
juste d'avec celle du pécheur, à
découvrir la vérité au travers des
voiles du mensonge et de l'imposture
dont les cupidités humaines la couvrent ; à séparer les formalités nécessaires d'avec les procédures obliques, et ces malignes subtilités que
l'avarice a introduites dans les affaires ; et, pour rompre l'iniquité dans sa source, il arma son zèle contre les
juges qui la commettaient ou qui la souffraient. Au milieu du palais auguste (10), et presque sous le trône de nos rois, s'élève sous le nom de conseil un tribunal
souverain, où l'on réforme les jugements,
et où l'on juge les justices. C'est
là que la faible innocence vient se
mettre à couvert de l'ignorance ou de la malice des magistrats qui la poursuivent. C'est de là que partent ces foudres qui vont
consumer l'iniquité jusqu'aux tribunaux les plus éloignés : c'est là qu'on
règle le sort des juridictions douteuses, et
que, du haut de sa dignité, le
premier et universel magistrat, au milieu des juges d'une probité et d'une expérience consommée, veille sur tout l'empire de la justice, et sur la bonne ou mauvaise conduite de ceux qui l'exercent .Il entretint l'ordre que ses prédécesseurs
avaient établi dans le conseil, et il
l'augmenta. Il n'y souffrit aucun de
ces relâchements que le temps
n'introduit que trop dans les
compagnies les plus régulières. Y
eut-il rien de tumultueux ou de déréglé dans sa discipline? Vit-on donner arrêt contre
arrêt, et confondre les droits et les
espérances des parties par des
contradictions scandaleuses ? Sous
prétexte qu'on n'y touche pas au fond
des affaires, les négligea-t-on?
Vit-on jamais affaiblir la justice en
faveur des juges, et livrer la bonne
cause à leurs passions, sous prétexte
de la renvoyer à leur conscience? La veuve et l'orphelin ne se plaignirent pas de la lenteur ou de la faiblesse de son âge. On n'ouït pas ces tristes prières:" Jugez-nous, Seigneur,
parce qu'il n'y a point de jugement sur la
terre." Il savait qu'un juge doit rendre compte non seulement de son travail, mais encore de son loisir; qu'il est également coupable de laisser triompher la malice des uns, ou languir la misère des autres ; qu'il doit
racheter le temps, et abréger les mauvais
jours que le procès donne à des
misérables, qui ne sont pas moins ruinés par la longueur des procédures que par l'erreur des jugements. M. Le Tellier, comme un autre Moïse, partagea son esprit avec ceux qui se trouvaient associés à sa judicature, esprit de régularité et d'ordre. Une téméraire jeunesse se jetait sans étude et sans connaissance
dans les charges de la robe : on entrait
dans le sanctuaire des lois en violant la première loi, qui veut que
l'on soit instruit de sa profession. Pour
obtenir les privilèges des
jurisconsultes, il suffisait d'avoir de quoi les acheter ; l'équité
s'éteignait avec la science, et les fortunes
des particuliers tombaient entre les mains de ces ignorants volontaires, à qui le pouvoir de les défendre était un titre pour les ruiner. Il rétablit les études, et fit revivre dans les écoles du droit ces exercices publics et solennels, et ces rigoureuses épreuves, qui feront refleurir les lois et
l'éloquence de nos pères. Quel soin n'eut-il pas d'arrêter en plusieurs rencontres
l'intempérance d'esprit et la licence
d'écrire de ceux qui, par un vain
désir de gloire, se font une
malheureuse occupation de recueillir leurs vaines pensées ; et pour se soulager du poids de
leur oisiveté, et faire perdre aux autres un temps qu'ils perdent eux-mêmes, jettent dans le public les fruits amers de leurs études frivoles
ou mal digérées? Quelles précautions n'avait-il pas accoutumé de prendre dans les rémissions
et les grâces qu'il accordait, craignant également de prodiguer ou de resserrer les bienfaits du
prince, se souvenant, comme parle Tertullien,
du pouvoir de la juridiction, et
n'oubliant pas les faibles de l'humanité? Quel zèle ne témoigna-t-il pas
toujours pour l'Église et par sa propre piété, et par les soins de ce fils qui en remplit les dignités avec
éclat, et qui en
soutient les droits avec fermeté
(11) ? Perdit-il une occasion, ou de
maintenir ses privilèges, ou
de pacifier ses différends, ou
d'appuyer sa discipline, et même
d'étendre sa foi sur le débris
heureux et inespéré de l'hérésie? Quel
spectacle s'ouvre ici à mes yeux, et où me conduit mon sujet ! Je vois
la droite du Très-Haut changer
ou du moins frapper les coeurs (12),
rassembler les dispersions
d'Israël, et couper cette haie fatale qui
séparait depuis longtemps l'héritage
de nos frères d'avec le nôtre. Je vois des enfants égarés revenir en foule au sein de leur mère ; la justice et la vérité détruire les oeuvres de ténèbres et de mensonge; une nouvelle église se former dans l'enceinte de ce royaume ;
et l'hérésie, née dans le concours de tant
d'intérêts et d'intrigues, accrue
par tant de factions et de cabales, fortifiée par tant de guerres et de révoltes, tomber tout d'un coup, comme un autre Jéricho, au bruit des trompettes évangéliques et de la puissance souveraine qui l'invite ou qui la menace. Je vois la sagesse et la piété du prince, excitant les uns par ses pieuses libéralités, attirant les autres par les marques
de sa bienveillance, relevant sa douceur par sa majesté, modérant la sévérité
des édits par sa clémence, aimant ses sujets
et haïssant leurs erreurs, ramenant les uns à la vérité par la persuasion, les
autres à la charité par la crainte : toujours
' roi par autorité, et toujours père par tendresse. Il ne
restait qu'à donner le dernier coup à cette
secte mourante ; et quelle main était plus propre à ce ministère que celle de ce sage chancelier, qui, dans la vue de sa mort prochaine, ne tenant presque plus au monde, et portant déjà l'éternité dans son coeur, entre l'espérance de la miséricorde du Seigneur
et l'attente terrible de son jugement,
méritait d'achever l'oeuvre du prince,
ou, pour mieux dire, l'oeuvre de Dieu,
en scellant la révocation de ce fameux édit qui avait coûté tant de sang
et tant de larmes à nos pères? Soutenu par le
zèle de la religion plus que par les forces de la nature, il consacra par cette sainte fonction tout le mérite et tous
les travaux de sa charge.' On vit couler de ses yeux, que sa foi seule semblait tenir encore ouverts, ces larmes heureuses que tiraient de son
coeur attendri la piété du roi et
la réunion de son peuple. On vit
tomber de leur propre poids ces
mains fatales à l'erreur, qui ne devaient plus servir
désormais à aucun office humain et terrestre.
Il recueillit son âme, et, voyant avec
joie le salut du Seigneur et la
révélation de la vérité répandue dans
toute la France,
il acheva le sacrifice de cette vie mortelle, dont 'il avait eu, sans émotion et sans crainte, l'affreux appareil présent depuis plusieurs jours. IV. - Mort de Le Tellier. Il l'avait bien
connu, messieurs, que cette dignité et cette gloire dont on
l'honorait n'était qu'un titre pour la sépulture. Au milieu des grandeurs
humaines, il en découvrit le néant il se vit
mortel, et se sentit tel que nous le voyons aujourd'hui. Illustres tètes qui m'écoutez, voyez cette pompe
funèbre, lisez ces tristes caractères qui
font l'éloge de ce ministre et apprenez où doivent aboutir vos desseins,
vos prétentions et vos fortunes, si vous ne
les soutenez par vos bonnes oeuvres,
et si vous ne préparez comme lui par vos prières, par vos larmes, par l'usage des sacrements, une mort qui ne laissera pas un long espace à la correction et au repentir, ou à la sanctification de vos
âmes. Comme il avait
vécu sans passions, il
mourut tranquille. Il n'y eut point
dans son esprit de faiblesse à
ménager. La chair et le sang
n'amollirent pas son courage. La
mort ne lui fut pas amère, parce
qu'il n'avait pas mis sa paix dans ses
prospérités ni dans ses
richesses. On n'eut pas besoin de
chercher pour lui ces tours ingénieux
qui ne font entrevoir aux
malades le danger où ils sont
qu'au travers de feintes
promesses, ou de vaines espérances de
guérison. Il ne fallut pas emprunter la voix d'un prophète inconnu pour lui dire comme à Ézéchias : Vous mourrez» Un fils osa rendre ce triste et charitable office à son père ; et la fidélité de l'un fit
voir la résignation de l'autre. Il reçut sans
trembler la réponse de mort, comme
parle l'Apôtre (13). On vit en
lui cette tristesse de pénitence qui
opère le salut, et non pas cette
douleur d'inquiétude et
d'abattement qui porte au péché;
une confiance sans
présomption, et une crainte sans faiblesse, une sublimité chrétienne, sans aucun mélange de vanité philosophique, d'autant plus dangereuse à l'extrémité de la vie, que l'homme, près d'être jugé, doit s'humilier davantage devant son juge. Que si le
commerce des hommes et la
dissipation de l'esprit, inévitables
dans les grands emplois, ont
laissé quelque impureté dans une
vie aussi sage et aussi
chrétienne, achevez, mon Dieu, de
purifier par le sang de votre Fils cette âme que vous avez conduite dans les voies de la vérité et de la justice, et que vous avez élue pour jouir sans fin de votre
amour et de votre gloire. Sacré ministre
de Jésus-Christ (14), qui, dans la chaire évangélique, avec
une éloquence vive et chrétienne, avez, avant moi, consacré la mémoire immortelle de ce grand homme, achevez
d'offrir pour lui cette hostie innocente et pure qui lave les péchés et les fragilités du monde. Peuple, qui
ressentez encore les effets de son exacte
équité, reprenez le cantique qu'il
avait commencé des miséricordes éternelles. Et vous, vaillants et
malheureux guerriers qui, dans cet
hôtel royal, trainant les
restes de vos corps au pied de ces
autels, attendez avec patience une
mort que vous avez si souvent
bravée, sacrifiez au Dieu de la
paix les lauriers que vous avez
cueillis dans les armées, et faites
des malheurs de votre ambition et
de votre gloire les fruits de
votre pénitence ; redoublez pour
son repos éternel, ces voeux ardents
que vous avez si souvent faits
pour une vie si utile et si précieuse. (1)
Qui ne connait l'Oraison funèbre de
Le Tellier, prononcée par Bossuet le
25 janvier 1686, dans l'église de Saint-Gervais où le chancelier est
inhumé? On peut la rapprocher de celle-ci
pour apprécier la différence entre les
deux orateurs. Le plan de Fléchier comprend trois parties : Le Tellier a
eu trois grâces :1° les emplois, où il s'est montré sujet fidèle; - 2° les voies de (2) La Normandie; la révolte de Jean-va-nu-pieds est restée
célèbre dans l'Histoire. « L'illustre chancelier » est Séguier. (3) L'accommodement des princes de Savoie
est de 1642. (4) Richelieu. (5) En 1643, la quatrième période de la guerre de Trente ans
commençait. (6) Louis XIII. (7) Portrait de Mazarin. (8) La Fronde
: éloignement de Mazarin, emprisonnement des princes, etc. (9) II Samuel, VIII,
15. « David régna sur tout Israel, et il rendait jugement
et justice à tout le peuple. » (10) Le Conseil
d'Etat ou Grand Conseil. (11) Charles Michel
le Tellier, archevêque de Reims depuis
1671 ; il s'agit des difficultés qui provoquèrent la grande assemblée du clergé de France en 1682. (12) « Changer... ou du moins frapper...
» Notons la correction : il s'agit de
l'Edit de Nantes, révoqué le 22
octobre 1685 (il était en vigueur
depuis le 13 avril 1598). (13) Saint Paul II
Corinth, 1,9. (14) C'est Bossuet qui officiait à cette cerémonie.
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